Publié le - Guillaume De Grieve en Cedric Feys

« Il n'y a pas de réponse claire sur "la" façon d'interpréter Bach. » 

Le Hathor Consort réfute passionnément l’idée selon laquelle l’Art de la fugue appartient à un passé inachevé. Lors de leur concert de ce dimanche 25 février, ils répondent à certaines questions restant aujourd'hui irrésolues.

Depuis plus d'une décennie, le Hathor Consort construit un parcours artistique entrecroisé de nombreuses collaborations. Leur premier projet Lachrimae avec Femke Gyselinck se situait au carrefour entre la danse contemporaine et les chansons du 17e siècle de John Dowland. Aujourd'hui, un nouveau projet de danse vient s'ajouter : L’Art de la fugue de Bach. Ce « jalon du contrepoint » illustre l'universalité de Bach, au-delà des genres, explique la gambiste Romina Lischka. Avec les danseurs Jason Respilieux et Frank Gizycki, elle explique :

L’Art de la fugue est considéré par certains comme une œuvre théorique. Malgré ces opinions, quelle stratification émotionnelle trouves-tu dans l'œuvre ?

Lischka : Au début, je me demandais ce qu'il était possible de faire avec L’Art de la fugue, une œuvre si universelle, si parfaite, si proche du nombre d'or. Grâce à l'ajout de la danse, la couche émotionnelle devient plus claire dans la musique. Je vois mieux ce que j'entends et ce que je ressens. Je trouve cela très spirituel. Logiquement, la spiritualité devait être très présente autour de l'œuvre de Bach à l'époque.

Parlons de certains des mystères qui entourent L’Art de la fugue. Vous ne jouerez pas l’œuvre sur un instrument à clavier, mais avec un ensemble de quatre violes de gambe. A-t-il été facile de l’arranger pour cette formation ? 

Lischka : Il n’est pas nécessaire de l'arranger. Nous jouons simplement ce qui est écrit. Mais comme il s'agit de Bach, rien n'est jamais facile. Il faut travailler. Certaines parties sont idiomatiques pour l'instrument, d'autres non. Et même si l'écriture est naturelle pour l'instrument, il faut se souvenir de l'aspect « musique de chambre » : comment dire la même chose ? Quel message voulons-nous transmettre ? Comment relier les lignes musicales entre elles ? C’est une musique qui présente une certaine complexité. Mais en travaillant dur, on finit par arriver dans une sphère où il se passe des choses extraordinaires !

Lorsque l’on interprète Bach, il existe toujours tellement de possibilités, selon les sources. En ce qui concerne les techniques d’archet, par exemple. Mais parfois, le processus d'examen des possibilités est plus important que la décision finale. Bach sonne toujours bien, quelle que soit la manière dont vous le jouez. Sa musique est tellement bien écrite. Il n'y a pas de réponse claire sur « la » façon d'interpréter Bach.

L'une des possibilités consiste à jouer avec l'ordre des fugues. Quelle chronologie suivrez-vous ?

Lischka : Nous avons modifié l'ordre « habituel » pour rendre l’œuvre, disons, un peu plus légère. Il n'y a plus d'augmentation de la complexité, allant des fugues simples aux canons, mais une alternance. Il s'agit donc d'un choix plus émotionnel. Je tenais à ce qu'il y ait plus « d'air » dans l'œuvre.

Et qu'en est-il de la dernière fugue « inachevée » ?

Lischka : Nous ne jouerons pas l'œuvre complète. Nous laissons l'œuvre inachevée et n'essayons pas de la compléter nous-mêmes. Encore une fois, ce n'est qu'un choix parmi les possibilités qui s’offraient à nous.

L’Art de la fugue est une pièce très structurée autour d’un motif de base décliné de multiples façons. Comment abordez-vous cette pièce en tant que chorégraphe ? La structure de la composition vous sert-elle de point de départ ?

Respilieux : Nous ne transformons pas un motif au sens propre, mais nous utilisons la transformation comme un principe dans la manière dont nous nous rapportons à notre matériel, comme un principe avec lequel nous jouons. Notre approche est beaucoup plus basée sur l'improvisation. Nous ne voulions pas utiliser la structure de la musique ou appliquer une rigueur mathématique. Nous voulions créer un contraste, éclairer ces structures musicales en mettant à nu une ligne émotionnelle et créer un contrepoint à la musique, pas un parallèle. 

La notion de contrepoint a donc aussi été conçue comme un terme de danse ? 

Respilieux : Nous avons déjà travaillé sur la musique de Bach avec d'autres compagnies, dans un style très spécifique, beaucoup plus mathématique, beaucoup plus contrapuntique, de manière très stricte. Ici, c'est moins strict. Le contrepoint est davantage considéré comme une dramaturgie en soi. 

Gizycki : Le contrepoint d'une chose par rapport à une autre. Et comment, à l'intérieur de cela, il y a une tension ou non, et comment cela façonne l'un ou l'autre.

Respilieux : La danse n'est évidemment pas le même moyen d’expression que la musique, et la question était donc de savoir comment la danse peut intensifier l’expérience de cette musique. L'objectif était de faire en sorte qu'il s'agisse toujours bien d'un concert. Nous ne voulions pas que la danse impose une certaine interprétation de l'œuvre.

Comment cela s'est-il passé concrètement ? 

Lischka : Jason et Frank me montraient toujours leur travail en cours. Puis nous en parlions. La conversation portait sur ma perception de certaines choses qui, selon moi, renforçaient la perception globale de la musique.

Respilieux : Exactement : Qu'entends-tu ? Que ressens-tu ? 

Gizycki : Je me souviens de Romina disant : « Je vois Jason jouer avec plus de verticalité et de fluidité, tandis que Frank est plus ancré et pragmatique avec les mains. Qu'est-ce que ça veut dire ? »   

Lischka : Nous avons parlé de la possibilité du sujet et du contre-sujet. Mais finalement, cela s'est aussi transformé en une question plus universelle sur l'humanité et Dieu et sur la façon dont les deux sont représentés. Les conversations ont donc porté sur le caractère de la musique.

Respilieux : C'était comme un flux d'informations, d'interprétations différentes, ou de manières différentes de se rapporter à cette musique. Et ces discussions servaient vraiment de nourriture pour continuer à creuser et comprendre ce que sont ces sentiments. On a beaucoup parlé de visions du monde. J'ai l'intime conviction que trois cerveaux et trois corps se sont fondus en un seul pour créer ce spectacle. Il se situe entre les visions que nous avons de cette musique.

Quelle serait votre vision de cette pièce ? Bach ne cesse d'inspirer des chorégraphies. Comment la musique vous affecte-t-elle ?

Gizycki : Nous y avons réfléchi ensemble. Et nous avons senti que le matériau nous rapprochait d'une manière différente de celle dont nous avions l'habitude de collaborer. La question de l'homme et de Dieu est en quelque sorte née de la question de l'intimité. Qu'est-ce que l'intimité ? Nous avons été très sensibles à une citation que nous avons lue ensemble dans un essai de François Jullien. Il dit que ce qui est le plus intérieur, ce qui est le plus profond en vous, appelle en fait depuis ce qui est le plus extérieur. On peut être intime avec soi-même, mais on peut l'être encore plus avec quelqu'un d'autre. On a besoin de l'autre pour pouvoir révéler ce qui est le plus intime. D'une certaine manière, la notion selon laquelle quelque chose de très proche de nous est également connecté à l'infini, a vraiment fait écho à la musique.

Il n'y a qu'avec Bach qu'une histoire universelle semble aussi intime. De plus, les mystères qui entourent L’Art de la fugue permettent une pléthore de choix personnels. Romina Lischka, Jason Respilieux et Frank Gizycki n'ont manifestement pas manqué cette occasion. À vous d’en profiter.

(traduit par Judith Hoorens)