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Mutzenbacher, miroir de la sexualité masculine ?

Mutzenbacher, prix du meilleur film de la sélection Encounters à la Berlinale 2022, est un documentaire indispensable pour mieux comprendre la sexualité vécue et racontée par les hommes à travers la lecture à voix haute d’extraits à caractère pornographique, à une époque où la parole des femmes se libère enfin. Ne manquez pas le 21 décembre à 19 heures, la projection de ce petit bijou signé par Ruth Beckermann, suivie d’une séance de questions/réponses avec une remarquable réalisatrice.

Depuis plus de cent ans, le roman Josefine Mutzenbacher. Histoire d’une fille de Vienne racontée par elle-même fait l'objet de controverses pour sa représentation lubrique de la sexualité enfantine et féminine. Publié anonymement en 1906, il est attribué à l’écrivain austro-hongrois Felix Salten. Pourtant ce récit pornographique est aux antipodes de l’ouvrage grâce auquel l’auteur passera dans la postérité, son célèbre Bambi, l'histoire d'une vie dans les bois, immortalisé par Walt Disney.

Une question sociétale majeure

On trouve cependant dans Mutzenbacher bien plus que la recension de souvenirs à caractère sexuel d’une jeune prostituée, qui témoigne avant tout de l’avilissement et de l’objectualisation du corps des femmes dans une société européenne dominée par la toute-puissance masculine. Comment aborder cette sujétion aujourd’hui ? C’est tout l’enjeu que  cherche à mettre en valeur la réalisatrice Ruth Beckermann à travers la fascination ambigüe que la charge sexuelle de l’ouvrage exerce sur les hommes. Car ce sont bien eux qui, paradoxalement, sont au cœur du film de la cinéaste autrichienne.

Mutzenbacher braque en effet ses projecteurs sur une centaine d’hommes invités tour à tour à lire à haute voix un extrait du livre et à exprimer les impressions, les émotions, les tranches de vie que le passage qu’ils parcourent leur inspire. Mais comment parler d’une chose aussi intime que la sexualité devant une caméra, en sachant que l’expérience privée deviendra alors une parole publique ? Comment assumer le désir masculin en plein jour alors que Me Too et la libération de la parole des femmes en ont montré les excès et ont enfin poussé la société dans son ensemble à en reconnaître les abus, les violences et les insupportables dérives attentatoires à la dignité de tant de femmes ? Au fond, comment être un homme qui assume sa sexualité et son désir d’une manière saine et respectueuse ? Est-ce même encore audible dans le contexte actuel ? Telles sont les grandes questions qu’aborde avec beaucoup d’intelligence le documentaire de Ruth Beckermann. 

Un engagement constant

Il faut dire que la réalisatrice a le don de restituer derrière l’événement anecdotique l’épaisseur et la complexité de l’expérience humaine. Née à Vienne en 1952 de parents juifs ayant survécu à la Shoah, elle étudia le journalisme et l’histoire de l’art à Vienne et Tel-Aviv, ainsi que la prise de vue à New York. Ses premiers documentaires portent déjà sa marque, comme le puissant Wien Retour (Retour à Vienne), réalisé en 1983 avec Josef Aichholzer, qui à travers le portrait du communiste et historien juif autrichien Franz West, restitue la vie de la communauté juive, l’histoire du mouvement ouvrier et la montée du fascisme en Autriche durant l’entre-deux-guerres. Tout comme Die papierene Brücke (Le pont de papier), qui retrace l’histoire des Juifs d’Europe centrale en racontant celle d’une époque et d’une région. Elle a en elle cette faculté de recueillir le témoignage pour rendre compte d’une réalité sociale et historique. Et une sensibilité artistique, toujours mise au service d’un humanisme à toute épreuve, qui ne fera que s’accroître au fil du temps, comme pour son bouleversant Die Geträumten (The Dreamed Ones), salué notamment par le Prix international de la SCAM/Cinéma du Réel 2016, relatant l’histoire d’amour entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan à travers la correspondance des deux poètes. Sans oublier son Waldheims Waltzer (La valse de Waldheim), portrait au vitriol de l’ancien secrétaire général de l’ONU, Kurt Waldheim, qui fut élu président de l’Autriche en 1986 en dépit de la découverte de son passé nazi. Un documentaire confrontant la mémoire officielle autrichienne à l’une des pages les plus sombres de son histoire, qui fut notamment couronné du prix Glashütte du meilleur film documentaire à la Berlinale 2018.

Bien entendu, on serait tenté de voir en Mutzenbacher un sujet moins politique. Mais ce serait se méprendre à la fois sur la portée sociale et sociétale du documentaire de Ruth Beckermann, ainsi que sur l’importance de son propos, qui derrière une simplicité apparente, pose la question fondamentale de la sexualité et des rôles qu’elle nous assigne dans une société qui commence enfin à s’engager dans une conception égalitaire des sexes et des genres. Même si le chemin qui nous reste à parcourir pour nous débarrasser de nos atavismes demeure, hélas, encore long.

Mutzenbacher de Ruth Beckermann,  le 21 décembre à 19 heures, projection et séance de questions/réponses avec la réalisatrice.