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Afropolitan Festival

La quatrième édition de l’Afropolitan Festival s’est tenue à Bozar du 28 février au 1er mars 2020. En un week end, cet événement pluridisciplinaire a réuni plus de 5000 personnes, attestant d’un vif intérêt pour les scènes artistiques contemporaines africaines et afro-descendantes. Derrière ce succès et l’aventure de ce festival, se construit une pratique et une réflexion sur les enjeux artistiques et sociaux d’un tel événement culturel.

Peu de centres d’art européens d’envergure internationale ont institué un rendez-vous annuel pluridisciplinaire dédié aux scènes artistiques africaines et afro-descendantes. Depuis une dizaine d’années, on observe de plus en plus d’événements consacrés aux artistes afros sur le vieux continent mais ceux-ci sont soit relativement limités (à un artiste, une expression artistique, un pays…) soit plus larges mais alors ponctuels. Les plateformes pérennes et transversales au sein d’institutions culturelles renommées sont encore rares.

Entre espoirs et méfiance

C’est sans doute pourquoi le projet de l’Afropolitan Festival cristallise dès le début à la fois des espoirs et des doutes dans le milieu culturel afro-belge. Dès la préparation de l’édition zéro du festival, qui eût lieu en février 2015 sous le nom « Afropean+ », les artistes et opérateurs culturels ne cachent pas leurs interrogations et leur vigilance. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, perçu comme une institution prestigieuse et élitiste, emblématique de la Belgique, peut-il s’ouvrir largement à la scène afro-descendante locale mais aussi européenne ? Pourquoi une telle démarche ? Faut-il s’en réjouir ou s’en méfier ? Y a-t-il un agenda caché derrière cette décision novatrice ?

Il est juste de rappeler que cette édition zéro n’est pas à l’initiative de Bozar mais d’un artiste congolais résidant à Bruxelles, le rappeur et homme de théâtre Pitcho Womba Konga, qui a proposé à l’institution un concept de festival intitulé Congolisation. L’événement propose de rendre hommage à l’icône de l’indépendance du Congo Belge, Patrice Lumumba, premier ministre assassiné en 1961 et devenu « héros national » au Congo.

Il ne s’agit pas ici de revenir sur l’histoire de cette édition zéro qui s’est déroulée à Bozar le 17 janvier 2015 (date anniversaire de l’assassinat de Patrice Lumumba)[1]. Mais de rappeler l’origine de l’Afropolitan Festival et d’appréhender ce qui fait l’une de ses spécificités : la forte dimension politique de ses propositions artistiques et leur déploiement dans une institution culturelle publique emblématique.

Des propositions artistiques en lien avec le vécu des diasporas africaines

Si les scènes artistiques africaines et afro-européennes sont de plus en plus « à la mode », notamment en Europe,  c’est qu’elles témoignent à la fois d’une excellence, d’une effervescence créative et d’une urgence à exister qui interpellent le monde occidental en général. Au cours des cinquante dernières années, les communautés diasporiques africaines et afro-descendantes se sont développées dans les anciennes puissances coloniales européennes. On estime à plus de 8 millions le nombre d’Afropéens résidant en Europe aujourd’hui, dont environ 500 000 en Belgique[2]. Beaucoup de ces Afropéens possèdent une double nationalité ou ont opté pour la nationalité de leur pays d’adoption tout en gardant un lien étroit avec leur pays d’origine.

Cette double appartenance constitue l’une des caractéristiques de ce que le politologue Achille Mbembe définit comme l’Afropolitanisme. « Aujourd’hui, nombre d’Africains vivent hors d’Afrique. D’autres ont librement choisi de vivre sur le Continent, et pas nécessairement dans les pays qui les ont vu naître. Davantage encore, beaucoup d’entre eux ont la chance d’avoir fait l’expérience de plusieurs mondes et n’ont guère cessé, en réalité, d’aller et de venir, développant, au détour de ces mouvements, une incalculable richesse du regard et de la sensibilité. Il s’agit généralement de gens qui peuvent s’exprimer en plus d’une langue. Ils sont en train de développer, parfois à leur insu, une culture transnationale que j’appelle « afropolitaine »[3]  

L’Afropolitan Festival, par le nom même qu’il s’est choisi, entend célébrer cette culture afropolitaine. Une culture qui n’a rien d’homogène, qui revêt des esthétiques et porte des propos très différents mais dont les acteurs et actrices partagent une même nécessité : celle de pouvoir se raconter, se (re)présenter librement, dans leur singularité.

Les expressions artistiques des diasporas africaines en Europe ont longtemps souffert d’invisibilité. Jusqu’à récemment, elles étaient souvent cantonnées dans des lieux dits communautaires et n’intéressaient pas les grandes institutions culturelles européennes. Ces expressions ont pourtant toujours existé et raconté sous de multiples formes « l’expérience afropolitaine » : qu’il s’agisse de l’exil, du racisme et des discriminations, de l’invisibilité mais aussi de la solidarité, des luttes émancipatrices ou du poids des responsabilités individuelles. Hier comme aujourd’hui, la complexité des identités afropolitaines, fortement marquées par l’histoire coloniale et postcoloniale, est au cœur de ces expressions artistiques.

A travers les quatre éditions de l’Afropolitan Festival, il est frappant de constater la dimension politique qui émane des œuvres programmées, qu’il s’agisse de films, de spectacles ou de débats autour d’ouvrages de réflexion ou de témoignages[4]. Cette dimension politique prend un écho particulier lorsqu’elle se déploie dans une institution culturelle prestigieuse européenne. Elle vient interroger la place qui est faite aux expressions afropolitaines dans cette institution et sa capacité à être un moteur de changements artistiques et sociaux.

Un processus réciproque de légitimation 

Au-delà de sa volonté de contribuer à une meilleure visibilité des artistes et intellectuels des scènes afropolitaines européennes, l’Afropolitan Festival est ainsi confronté depuis sa création à plusieurs enjeux artistiques et sociaux. Au plan esthétique, une réflexion s’est amorcée sur la latitude dont peut disposer une institution comme Bozar pour s’ouvrir à des esthétiques différentes, marginales, qui ne répondent pas nécessairement aux critères dominants d’excellence. Qu’il s’agisse de danses urbaines et d’improvisation (telles les performances hip hop proposées par Les Mybalés en 2017, par Bintou Dembele en 2018 et Cal Hunt en 2020) ou des conférences gesticulées d’Afropean Project en 2017 et 2018, le festival amène au sein de l’institution des esthétiques alternatives et hybrides. En ce sens, il participe à diversifier l’offre du Palais des Beaux-Arts mais aussi à faire bouger les lignes artistiques, à les rendre plus poreuses, plus inclusives, Il contribue ainsi à « désacraliser les paradigmes occidentaux de l’art », pour reprendre l’expression du philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux[5].

Un double processus se met ainsi en place, qui renforce à la fois les artistes et l’institution. Par son statut de centre d’art d’excellence et son rayonnement international, Bozar valorise incontestablement les créations qui y sont présentées. En retour, les esthétiques africaines et afro-descendantes enrichissent non seulement l’offre artistique du Palais mais elles lui apportent une réflexion, une ouverture et une contemporanéité qui reflètent les sociétés d’aujourd’hui, postcoloniales et multiculturelles.

La diversification des programmes et des publics étant aujourd’hui un enjeu crucial pour les établissements culturels, la plateforme Afropolitan est ainsi l’un des axes de cette diversification pour l’institution Bozar. Elle lui permet non seulement de s’ouvrir durablement à de nouvelles scènes artistiques mais aussi d’élargir et de diversifier son public, en attirant notamment des Afro-descendants ou des ressortissants africains qui fréquentaient peu le Palais des Beaux-Arts avant la création de cette plateforme.

Où est le centre ? Où sont les périphéries ? S’il est vrai que le champ culturel ne se situe pas hors des rapports de force et de domination que vivent les diasporas africaines et les Afro-descendants dans les sociétés occidentales, c’est un espace où ces rapports peuvent aujourd’hui s’exprimer et se renégocier. L’institution culturelle demeure certes un lieu de prescription et de légitimation artistiques mais il lui faut refléter la multiculturalité qui l’environne, montrer qu’elle est en lien avec les avant-gardes artistiques, qu’elles soient monochromes ou métissées.

Co-création et décolonialité

Artistiquement comme socialement, le festival constitue donc une plateforme réciproque de légitimation. D’une part, il peut être considéré comme une forme de reconnaissance artistique et sociale pour des artistes africains et afro-descendants. D’autre part, il est aussi pour l’institution culturelle l’expression d’une politique d’ouverture artistique et sociale, de la recherche d’une plus grande inclusivité.

Dès les prémisses du festival, les artistes et opérateurs culturels afro-descendants ont plaidé pour une véritable co-création. Le mot est à la mode pour désigner une méthodologie égalitaire dans la conception et la production d’un événement, qui respecte la spécificité et les intérêts de chaque partenaire. Compte tenu de la précarité de la plupart des structures et opérateurs africains et afro-descendants, cette méthodologie doit leur permettre des relations plus égalitaires avec l’institution. Seulement, la co-création ne se décrète pas, elle prend du temps, s’apprend et se construit dans l’écoute, le respect réciproque et l’art partagé du compromis. Un processus qui demande à toutes les parties, particulièrement à l’institution, une posture auto-critique et une réelle capacité de transformation.

Bozar et les partenaires du festival se sont engagés dans l’apprentissage et la mise en œuvre d’une telle méthodologie. Rien n’est simple, il est vrai… car les situations et les cultures propres à l’institution et aux structures et artistes afro-descendants sont parfois éloignées. Stabilité versus précarité, rigidité versus réactivité, réglementation versus improvisation… il n’est pas toujours facile de faire coïncider les réalités des deux mondes. Mais il est frappant de voir combien un projet pérenne est important pour renforcer et décoloniser progressivement tous les partenaires.

C’est pourquoi Bozar a lancé en 2019 le projet Afropolitan Forum : un programme de cinq ans dédié aux expressions artistiques et culturelles, aux recherches et aux débats d’idées des Afropéen.enne.s de Belgique et d’Europe. Ce programme, fruit d’un partenariat entre l’Africa Museum et le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et financé par la Coopération belge au développement, entend spécifiquement renforcer le processus de co-création pour constuire des collaborations plus inclusives et durables. Tout comme le festival Afropolitan, il contribue également à déconstruire les préjugés et stéréotypes liés à l’Afrique et promeut un changement de regard, de valeurs et d’attitudes. Il fonctionne notamment par appels à projets annuels[6].

Ce programme Forum et l’Afropolitan Festival sont ainsi conçus et mis en œuvre dans une complémentarité et une synergie à court et à long terme pour constuire une plateforme artistique novatrice et pérenne, à la fois locale et internationale, dédiée aux créations afropolitaines. C’est une ambition phare pour Bozar qui espère que de telles plateformes se multiplient en Europe et en Afrique dans les années à venir.

Dans cet effort de mise en réseau transnationale, mentionnons enfin le lancement de la plateforme des festivals lors de l’édition 2020 de l’Afropolitan Festival.. Son but? Réunir des festivals et biennales afropolitains qui se déroulent en Europe et en Afrique afin qu’une rencontre, un échange vivant ait lieu régulièrement entre les fondateur.trice.s ou directeur.trice.s de ces événements mais aussi avec les institutions en charge de la coopération culturelle et différents publics. Car pour se développer et  asseoir leur valeur artistique et sociale, les festivals et biennales afropolitains auront tout intérêt à constituer un réseau international.

Faut-il rappeler qu’en 2050, l’Afrique comptera plus d’un quart de la population mondiale. Pour Achille Mbembe et d’autres intellectuel.le.s africain.e.s, cet état de fait ira de pair avec une « africanisation du monde »… Les festivals et biennales afropolitains auront sans aucun doute contribué à cette africanisation et à décoloniser les sociétés et les imaginaires. L’Afropolitan Festival entend bien poursuivre  ce rôle artistique et social et continuer à développer sa réflexion et sa pratique avec ses partenaires, les artistes et les intellectuels, les activistes et les publics. Rendez-vous donc du 18 au 21 février 2021, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, pour sa cinquième édition consacrée au « Pouvoir des femmes ».

 

Ayoko Mensah, curatrice de l’Afropolitan Festival

 

 


[1] Pour en savoir plus à ce sujet, plusieurs articles sont disponibles, notamment : https://zintv.org/qui-a-peur-de-lumumba/

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Afro-Europ%C3%A9ens

[3] In “L’Afropolitanisme, c’est la manière dont les Africains font le monde, gèrent le monde et irriguent le monde”. Interview de Achille Mbembe. Magazine Illmatik n°1. 2015. www.illmatik.com

[4] Voir les différents programmes du festival : https://www.bozar.be/fr/search?q=Afropolitan+Festival&current_page=3&nb_items_per_page=10

[5] Cf. Jean-Louis Sagot-Duvauroux, L’Art est un faux dieu, ed. Jacques Flament, Paris, 2020.

[6] https://www.bozar.be/fr/news/167430-appel-a-projets-afropolitan-forum?fbclid=IwAR0CMSsK6XOo2L5o_ifPiLkQ5SpzLg9shSz3JXBgW5mhIJuViEXSSQznrzw