Publié le - Guillaume De Grieve

Caroline Shaw célèbre l’ancien et le nouveau

Cette saison, Bozar lui consacre un portrait à travers ses quatuors à cordes, son travail vocal et percussif ainsi que son amour de la musique ancienne. À trois reprises, elle sera présente à Bruxelles pour accompagner le Kamus Quartet, Sõ Percussion et Gabriel Kahane. Roomful of Teeth, le Belgian National Orchestra, Il Gardellino et le Vlaams Radiokoor interprètent également ses œuvres. Lire l'essai sur sa carrière ici.

Made in Greenville 

Greenville est loin d'être la plus grande ville de Caroline du Nord (États-Unis), et encore moins un nid de créativité, mais Caroline Shaw (née en 1982) y a néanmoins trouvé sa voie créative dès l'enfance. Sa mère, professeur de violon et chanteuse, a joué un rôle majeur, plaçant tôt les doigts de sa fille sur le manche d'un violon. En chantant dans des chorales locales, Shaw tombe ensuite amoureuse de la musique polyphonique, avec Josquin Desprez en guise de figure de proue. « Il n'y a toujours rien de tel que de chanter avec d'autres personnes. Lorsque j'écris de la musique, j’essaie de me connecter à ce sentiment. » Ses rencontres avec la musique ancienne deviennent de puissants souvenirs. Ainsi, dans Cant voi l'aube (30.9 avec le Kamus Quartet), elle met en musique un texte attribué au trouvère du XIIe siècle Gace Brulé. Il s'agit d'une aubade traditionnelle ou chanson du matin avec une touche de modernité. Shaw admet d’ailleurs qu’elle aurait presque pu être intitulée Walk of Shame

C’est vers l'âge de dix ans que Shaw compose ses premières petites œuvres, imitant la musique de chambre de Brahms et Mozart. Trente ans plus tard, ses quatuors à cordes débordent d'originalité tout en étant parfois aussi familiers que ceux des grands romantiques. Dans Blueprint (30.9 avec le Kamus Quartet), elle dissèque le plan harmonique du Sixième Quatuor à cordes de Beethoven. Qu'elle utilise Beethoven comme plan ou un texte du XIIe siècle comme page blanche, Shaw part toujours à la recherche de la force poignante des harmonies. Depuis The Evergreen en 2020 (30.9 avec le Kamus Quartet), elle laisse un accord passer à un autre à un rythme délibérément plus lent que dans ses œuvres précédentes. Cette approche ouvre un nouveau chapitre dans la carrière de la compositrice, que les musicologues du futur décriront peut-être comme son passage d'une phase orange à une phase verte, en clin d'œil à l'album Orange et à sa composition Thousandth Orange. Comme si elle jouait avec des cubes, elle cherche une note commune dans une série d'accords, qui est parfois la fondamentale (tonalité), parfois un ornement (septième) ou un contraste (dissonance). Tout au long des quatre mouvements de l'œuvre cinématographique The Evergreen, des séquences d'accords accompagnent Shaw au fil de ses promenades. « Si je devais noter en musique ma promenade dans les bois, que voudrais-je entendre ? Quelle en serait la bande sonore ? » Le premier mouvement, Moss, démarre progressivement avec des notes fragiles qui gagnent en force pour produire une consonance. Le quatuor prend forme. Le sentier forestier apparaît. Les glissandi lents et irrésistibles de Stem se fondent en un coup de tonnerre, après quoi les gouttes de Water tombent du ciel avec des pizzicati aléatoires. Root est un exemple typique de la façon dont Shaw étire les triades en accords plus complexes, puis les réduit à leur base, le noyau sonore. 

haw trouve sa voix dans Roomful of Teeth 

Pendant ses études de violon à l'université de Yale, Shaw ne cesse de chercher une approche sonore idiosyncratique. Et même au sens propre : une manière d’utiliser sa voix d'alto dans la musique ancienne et moderne. En 2009, elle auditionne donc pour Roomful of Teeth, un tout nouvel ensemble à huit voix qui souhaite aller au-delà de la tradition européenne du chant classique en ouvrant d'autres possibilités vocales. Shaw est admise et s'émerveille de l'ouverture d'esprit de ses collègues. Ils se forment auprès de chanteurs de gorge, de yodleurs, de stars de Broadway, de chanteurs folkloriques géorgiens et sardes et de leaders de death metal, entre autres. De plus, en ne passant des commandes qu'à des compositeurs contemporains, ils se constituent un répertoire unique. Shaw saisit sa chance et, au cours de trois étés entre 2009 et 2011, couche sur papier les quatre mouvements de la Partita for 8 Voices

Partita for 8 Voices 

Chants, chuchotements, murmures, soupirs et voix parlée s’entrechoquent dans la Partita for 8 Voices (21.11 avec Roomful of Teeth). Les trois premiers mouvements portent le nom d'une danse baroque (allemande, sarabande et courante) tandis que le dernier est baptisé d’après une forme de variation baroque, la passacaille. Shaw emprunte non seulement à ces danses leurs titres mais aussi certaines caractéristiques, en guise de clin d'œil aux suites de danses de Bach. Comme Bach, Shaw ouvre sa suite avec l'Allemande en 4/4. Le motif court-court-long typique de cette danse se traduit au niveau textuel par un ping-pong entre les chanteurs. La musique purement vocale évolue vers une conversation cacophonique, avant d'être interrompue par un simple accord, comme si l'on pouvait faire cesser le brouhaha de Times Square d’un claquement de doigts. Dans les suites baroques, une allemande est généralement suivie d'une courante, mais Shaw opte pour une Sarabande à la mesure typique de 3/4 afin d’obtenir un tampon doux précédant l'intense Courante. Le dialogue intime et sans paroles entre deux ensembles à quatre voix s’aventure ensuite dans une section B sans mesure avant de se terminer sur un la aigu fortissimo et des techniques géorgiennes de chant ventral. Comme dans la musique baroque, Shaw met l'accent sur le deuxième temps de chaque mesure. La Courante est introduite par des soupirs et des voix gutturales inspirées de la tradition inuite dans les parties ténor et basse. Une version fredonnée à voix douce de l'hymne The Shining Shore n'étouffe que temporairement les voix masculines. La Passacaglia met une fois de plus en évidence la polyvalence de Roomful of Teeth : la même séquence d'accords est chantée trois fois, trois fois dans un style vocal différent. Les voix supérieures se chargent de la mélodie, tandis que les voix graves assurent l’harmonie. Un texte de Sol LeWitt résonne ensuite dans un brouhaha de voix parlées, se transforme avec un grand gémissement en une plainte festive, puis disparaît dans un silence final avec les vibrations métalliques du chant guttural. 

Déjà dans l’Allemande Shaw présente les sources textuelles et les techniques vocales qui seront examinées plus tard. Dans la Partita, elle combine son propre texte avec des instructions de danse (« to the side »), des poèmes de T.S. Eliot (« the detail of the pattern is movement ») et des instructions tirées de l'œuvre conceptuelle Wall Drawing 305 de Sol LeWitt (« twelve lines from the midpoint of each of the sides »). Elle aborde la musique ancienne (la suite de danses) en s'inspirant de son propre univers et de son amour de la musique classique, plutôt qu'avec le désir rebelle de la déconstruire. C'est peut-être grâce à cette attitude – et, bien sûr, à sa musique extraordinaire – que Shaw a remporté le Prix Pulitzer de la musique en 2013. À l'âge de 30 ans, elle était la plus jeune compositrice de tous les temps et seulement la cinquième femme à remporter ce prix. Alors qu’elle avait soumis sa candidature pour attirer l'attention sur Roomful of Teeth, qui avait du mal à obtenir des engagements de concert, elle a ainsi lancé sa propre carrière de compositrice. À l'époque, cependant, elle se concentrait sur le violon, était inconnue du grand public et n'avait pas encore obtenu de doctorat d'une université renommée.

Shaw change de vitesse si rapidement et si facilement, et chacun de ces virages est inattendu et plein de joie. Cela se passe avec tant de conviction et de cohérence que l'on ne doute jamais de son sens de l'architecture et de sa prévoyance.
- Le jury du prix Pulitzer sur Caroline Shaw

Percussions sur pots de fleurs, Schubert et steeldrums 

Pourtant, même avant son Prix Pulitzer, Shaw écrivait des compositions pour d'autres ensembles. Le quatuor de percussions Sõ Percussion peut se considérer comme l'un de ses premiers « clients » grâce à Taxidermy (2012), qui recourt même à l’utilisation de pots de fleurs. « Il y a quelque chose de spécial chez Sõ Percussion, dans leur attitude et leur approche idiosyncratique et soigneuse. Et le fait qu’ils soient prêts à jouer sur de simples pots de fleurs ».  

À Bozar (le 26 novembre), ils présenteront leur dernier album, Rectangles and Circumstance, ainsi qu'une sélection de leur album Let the Soil Play Its Simple Part, récompensé par un Grammy Award. Dans le processus d'écriture, les musiciens se partagent les responsabilités : Shaw choisit ou écrit les paroles, le quatuor fait de même. Shaw fournit les accords ou la mélodie, le quatuor la partie percussion, ou vice versa. Vous l'aurez compris, Rectangles penche plus vers la musique pop que vers la musique classique, plus vers Laura Marling que vers Monteverdi. L'attrait des dix chansons réside dans leurs multiples couches et leur caractère inattendu. Votre attention se pose tantôt sur la (les) voix familière(s) de Shaw, tantôt sur des synthés de basse ou des échantillons instrumentaux. To Music est une interprétation, ou plutôt une reprise, de la mélodie An die Musik de Schubert, avec steeldrum ! Terminer par un hommage audacieux à un maître classique qui avait lui-même rendu hommage à la musique en écrivant cette œuvre ? La boucle est bouclée. 

Une bibliothèque et une crucifixion 

Caroline Shaw fait une troisième et dernière halte à Bozar cette saison aux côtés de Gabriel Kahane, un auteur-compositeur américain ayant lui aussi une prédilection pour la frontière entre le classique et la pop (le 12 mars). Leur amitié musicale a engendré le cycle de chansons Hexagons, inspiré par La Bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges, l'énigmatique histoire de 1939. Dans cette bibliothèque infinie, on peut trouver n'importe quel livre. Elle contient toutes les connaissances du monde, disposées dans des chambres hexagonales. Pourtant, les personnages ne deviennent pas beaucoup plus sages et se heurtent aux limites de leur compréhension humaine. Shaw et Kahane vous invitent à réfléchir aux joies, aux peines, à l'émerveillement et à la perplexité que suscite une vie sursaturée d'informations. 

Une autre œuvre de Shaw qui sera entendue au Bozar cette saison est To The Hands (le 29 mai). Le Vlaams Radiokoor et Il Gardellino juxtaposent avec pertinence cette œuvre pour cordes et voix à Membra Jesu Nostri de Buxtehude, qui chante les parties du corps du Christ cloué sur la croix. En 2016, le chœur de chambre américain The Crossing a invité sept compositeurs à fournir une contrepartie contemporaine aux cantates de ce cycle poignant de Buxtehude. Shaw a signé six courts chorals et s'est plongée dans la douleur d’autrui. To the Hands prend naissance dans l'univers sonore du 17e siècle de Buxtehude. Celui-ci est élargi, coloré et décomposé au fur et à mesure que l'idée centrale de la pièce se précise : la souffrance de ceux qui appellent à l'aide dans le monde entier, ainsi que notre rôle et notre responsabilité dans cette crise mondiale et locale », explique-t-elle.