Alejandra Cárdenas, aka Ale Hop, et Laura Robles ont grandi à Lima mais n'ont fait connaissance qu'à Berlin. La rencontre s'est avérée fructueuse, comme en témoigne leur premier album commun Agua dulce (2023), qui doit son nom à la plage éponyme de leur jeunesse. Les rythmes traditionnels du Pérou sont déconstruits et amplifiés dans une performance placée sous haute tension. Le cajón, un instrument de percussion que les esclaves noirs fabriquaient à partir de caisses de fruits en bois, est au cœur de leurs compositions, en version électro. Les synthétiseurs et la guitare électrique donnent à la musique de danse péruvienne des textures nostalgiques.
Pouvez-vous nous parler du processus émotionnel qui a conduit à la création de l'album ?
Ale: À travers sa carrière musicale, Laura explore depuis longtemps ses racines péruviennes. Mon rôle dans le projet était de trouver une constellation sonore qui puisse soutenir et renforcer la place du cajón. L’idée était de l’intégrer dans un langage contemporain tout en capturant son essence à travers le son, en réfléchissant à son histoire et aux expériences de Laura dans la musique traditionnelle. Ces éléments ont largement influencé nos sessions d'improvisation et la production qui a suivi.
Laura: Ça fait des années que je joue du cajón de façon non traditionnelle mais, ne ne peux pas m’empêcher de garder en tête les critiques et les commentaires hostiles que j’ai reçus pour avoir quitté la tradition. À chaque fois que j'essaie quelque chose de nouveau, je ressens une sorte de peur, mais je m’y suis habituée et ça me pousse à jouer de manière plus libre. En somme, je joue comme j’en ai envie et comme je le ressens.
L'album dégage une présence puissante et une force féminine très émouvantes. D’un point de vue créatif surtout, comment avez-vous collaboré pour cette sortie (qui, j'imagine, était peut-être différent de vos projets solos respectifs) ? En quoi avez-vous su vous compléter dans votre travail ?
Laura: Bien que nous venions toutes les deux de la même ville et du même quartier, nous avons des parcours complètement différents; on pourrait même penser qu'ils ne sont pas du tout compatibles en ce qui concerne les répétitions, la composition et même le jeu. Mais nous avons trouvé une manière de travailler très intéressante. Chacune a son propre espace pour composer et proposer, nous avons des réunions sur des thèmes très spécifiques, puis chacune continue à développer chaque point chez elle, et nous nous retrouvons ensuite, et ainsi de suite.
Ale: Nous avons enregistré les éléments principaux de l'album en improvisant ensemble. Lors de ces séances d'improvisation, nous passons la moitié du temps à discuter, à échanger et… à manger. Ce que nous avons joué par la suite a été fortement influencé par ce processus de rencontre.
Dans cet album, vous explorez une déconstruction des rythmes traditionnels de la côte péruvienne et remettez en question l'utilisation figée du cajón dans la musique mondiale. Quels défis avez-vous rencontrés lors de ce processus créatif ? Comment avez-vous approfondi cette superbe interaction entre le cajón et la guitare électrique ?
Ale: Techniquement, je souhaitais mettre en avant la sonorité unique du cajón et l’élargir, la développer. J’apprécie particulièrement l’attaque de son son, la vibration du bois, la sécheresse de la résonance et la présence des mains. Je ne voulais pas revisiter les méthodes d'enregistrement habituelles du cajón, car j'étais intéressée par la capture d'une gamme de fréquences qui diffère peut-être de ce qui est généralement enregistré. Un après-midi, j'ai simplement écouté Laura jouer et j'ai décidé moi-même des microphones et de leurs positions.
Laura utilise le « cajón padre », qu'elle appelle le « cajón madre », qui se joue des deux côtés. J'ai donc également dû capturer la spatialité de l'instrument. J'ai placé trois microphones : deux de chaque côté, très panoramiques pour accentuer cette spatialité, et très sensibles pour saisir la sensation des mains touchant le bois. Je voulais que l'auditeur ressente une certaine proximité et intimité, tout en utilisant un troisième microphone pour capter la caisse de résonance. Dès le début, j'ai évité de le faire sonner comme une batterie, c'est-à-dire d'accentuer les basses ou de forcer le son de frappe en une grosse caisse, car le bois a son propre caractère unique.
Les effets que nous avons appliqués au cajón, qu'il s'agisse de distorsion, de flanger ou d'autres processus de synthèse, visaient toujours à mettre en valeur ou à exagérer l'essence du cajón, et non à la dissimuler. Lors de notre première séance de jeu ensemble, Laura m'a dit de ne pas essayer de la suivre avec la guitare. Ce conseil m'a beaucoup marqué dans la production musicale. J'ai donc abordé la production de la manière habituelle, en plaçant le cajón au centre, tandis que les éléments électroniques et les guitares tournent autour.
En produisant l'album, j'imaginais le cajón au fond d'une piscine, avec tous les autres éléments qui l'inondent à différents niveaux, parfois le recouvrant totalement, parfois à peine. La seule piste où la stratégie change est dans Fuga en Alcatraz, où le cajón essaie de suivre l'oscillateur. C'est intéressant, car c'est le rythme fugue de la danse péruvienne appelée Alcatraz, tandis que le cajón tente de jouer au tempo de l'oscillateur, créant une sensation de poursuite.
L'album porte le nom d'une des plages les plus populaires de Lima, où vous avez tous les deux grandi. Les plages, la mer et les océans sont des lieux tellement magiques... En parlant de psychogéographie, quelle a été l'influence ou la présence d'Agua Dulce pendant la production de l'album ?
À Lima, il y avait une avenue appelée Huaylas, maintenant rebaptisée Av Defensores del Morro. C'est un endroit chaotique, avec des voleurs et plein de bruits et d'odeurs, mais en même temps, c'est extrêmement vivant et créatif, avec des milliers de gens qui cherchent à faire du business. Au bout de cette avenue, il y a une promenade (le Malecón dans le quartier de Chorrillos) d'où l'on peut voir directement la plage d'« Agua Dulce », qui est vraiment sublime. Ce n'est pas juste une petite plage ; on peut voir l'infini du Pacifique, c'est calme, silencieux, et quand le soleil brille, on a l'impression d'être dans un endroit paradisiaque. Nous avons toutes les deux grandi avec ce contraste, et cela se retrouve dans nos compositions.
Depuis ses débuts, le cajón a symbolisé la résistance, l'expérimentation et la transformation. Quelles sont vos réflexions, à un niveau personnel, sur le symbole et la signification du cajón après cet album ? Ont-elles évolué tout au long du processus ?
Laura: Depuis toute petite, je pense que le cajón est un instrument avec lequel on peut jouer presque tout ce qu'on veut. Ce n'est pas un instrument réservé uniquement à la musique de la côte centrale du Pérou. En même temps, par respect, pour la technique et l'apprentissage, je crois aussi qu'il est essentiel de commencer par la tradition, de connaître les rythmes et, surtout, la danse. Dans Agua Dulce, j'ai essayé de mélanger des formes plus modernes avec la tradition, ce qui me permet d'avoir beaucoup plus de liberté qu'avec une chorégraphie, par exemple. L'évolution, c'est un grand mot pour moi. Mes processus sont assez lents. Je pourrai y penser plus tard ; pour l’instant, ce n’est que le début.
Quelles ont été vos principales inspirations pendant la production de l'album ?
Laura: Pendant le processus, je pensais davantage à Lima, à quoi elle ressemble, à ma jeunesse et à la façon dont tout a changé depuis que je suis à Berlin, ainsi qu'aux différents types de chaos.
Quelle est votre relation avec la technologie aujourd'hui ? Et comment gérez-vous la surcharge technologique (écrans/digital) ?
Laura: Je sais comment envoyer des e-mails et, occasionnellement, je poste quelque chose sur Facebook ou Instagram. J'ai un ordinateur basique. J'aime mes instruments. Les écrans m’épuisent. Le contenu me déprime aussi. Je suppose que si je supportais mieux la technologie, j’aurais plus de concerts ou mes œuvres seraient plus connues, mais bon… je n’aime pas ça du tout. Ce qui m'intéresse, c'est de faire de la musique.
Ale J'ai passé des centaines d'heures sur l'ordinateur à produire cet album. Ce genre d'activité hyper concentrée m'a toujours attiré. C'est un travail solitaire et parfois vraiment éprouvant, parce qu'on veut donner le meilleur de soi-même, et ça implique beaucoup de remises en question et de doutes. En revanche, d'autres technologies, comme les téléphones portables, me paraissent agressives et envahissantes. Le nombre de notifications qu'on reçoit rend très difficile d'être attentif et de se concentrer sur ce qu'on veut vraiment faire.
Nous remercions CLOT Magazine de nous avoir permis d'utiliser cette interview. Retrouvez l’originale ici.