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Publié le - Kopano Maroga

There Are Black People in the Future

« Comment raconter une histoire brisée ? En devenant peu à peu tout le monde. Non. En devenant peu à peu tout. »

- Arundhati Roy, « Le ministère du Bonheur Suprême »

L’une des missions de l’exposition The Harlem Fantasy '82: Origin(s) of the Royal House of LaBeija est de raconter l’histoire du Harlem Fantasy Ball II de 1982. Un véritable exercice d’ouverture à la pluralité. Une ouverture aux dynamiques, aux perspectives et aux mémoires historiques, politiques, personnelles, sociales et relationnelles de toutes les personnes concernées, et du contexte qui les a entourées.

L’objectif est d’honorer la mémoire des organisateur·ices du bal, Pepper Lolita Labeija et Ms Dorian Corey, et leur contribution non seulement à la « ball culture » et sa communauté, mais aussi à la manière dont les échos de leurs contributions ont vibré à travers l’art et la culture dans le monde entier jusqu’à ce jour.

Pour apprécier l’importance culturelle de ce moment de l’histoire, il faut naturellement go b(l)ack in history. Retourner à l’époque de l’avant-gardisme que représentait le Harlem Fantasy Ball II, et aux personnes qui l’ont défendu.

« Nous sommes en 1982, sur la 125e rue de New York, au "Harlem Fantasy Ball II" organisé uniquement par Pepper Lolita LaBeija, l’impératrice de la Maison royale de LaBeija, et Ms Dorian Corey. C’était leur événement. C’était un bal emblématique. »
- Pionnier de la « ball culture », l’historien Kevin Ultra Omni/Kevin Burrus

Les photographies de Nick Kuskin qui vous accompagnent tout au long de l’exposition dépeignent l’énergie et la vitalité qui régnaient au sein de cette communauté en 1982. Nick a été invité à documenter cette soirée historique par Simone di Bagno et Michele Capozzi, les producteurs du film TV Travesti, le plus ancien documentaire connu portant sur un bal. Ce dernier figure également dans l’exposition.

Di Bagno et Capozzi ont eux-mêmes été invités par les organisateur·ices du bal, Pepper Lolita LaBeija et Ms Dorian Corey. En d’autres termes, la « ball culture » mise en avant par LaBeija et Corey avait pour ambition de renverser la représentation noire et homosexuelle de la culture nord-américaine des années 80 afin de la faire entrer dans le mainstream. Un accomplissement, non seulement digne des prouesses créatives et culturelles de cette scène, mais qui faciliterait également la sécurité matérielle des individus qui l’animent.

Il s’agit en résumé des communautés noires et brunes ainsi que les queers et les transgenres, dont beaucoup ont été ou seront touchés par la pandémie de HIV/sida, directement ou indirectement, et dont beaucoup ont connu ou connaîtront l’instabilité économique sous les ravages de la Reaganomics[2].

« À l’époque, il s’agissait d’un système de troc. La « ball culture » était un système de troc. Beaucoup d’hommes noirs et homosexuels vivaient dans des SRO (single room occupancy) et partageaient la cuisine. Mais les femmes queens, comme on les appelait à l’époque, et qu’on appelle aujourd’hui [les femmes transgenres], restaient avec vous le temps de leur transition. Et elles gardaient leurs hormones dans le réfrigérateur partagé avec toute la maison. À l’époque, je me disais : si je pouvais sortir et trouver un travail, je pourrais avoir une chambre, et toi, tu resterais avec moi pour pouvoir faire ta transition. Et puis t’as probablement vendu ton corps pour que nous puissions manger. Et ce n’était qu’un système de troc[3]. »
- Jeffrey Kiddie Liddah LaBeija/Jeffrey Bryant, 2023.

D’un point de vue curatorial, l’exposition a évidemment été le fruit d’une collaboration. Moi-même [Kopano Maroga], Nick Kuskin (photographe du corps principal de l’exposition), Kevin UltraOmni Burrus (mémoire historique de la « ball culture » au sens large), Jeffrey Bryant (chef actuel de la Maison royale de LaBeija) et Elena Ndidi Akilo (coordinatrice de l’exposition et de l’Afropolitan festival qui a servi de contexte à la présentation de l’exposition) avons travaillé ensemble pour veiller à ce que l’exposition ait un certain équilibre laissant aux œuvres artistiques la liberté de parler d’elles-mêmes, tout en veillant à ce qu’il y ait suffisamment de contexte historique et sociopolitique pour permettre aux visiteurs de l’exposition de plonger dans les eaux plurielles auxquelles cette exposition invite.

Il y a eu beaucoup de délibérations, de conversations, de débats animés, de place pour le désaccord tout en sachant que notre objectif collectif restait le même : rendre justice à l’histoire du Harlem Fantasy Ball II, à la « ball culture », aux personnes concernées qui ne sont plus parmi nous et, peut-être avant tout, célébrer la mémoire des anciens et nouveaux chefs de file de la communauté ballroom contemporaine.

« J’ai eu l’impression, en entrant, de pénétrer dans un lieu d’avant-garde. Donc, j’ai voulu immortaliser ça pour la postérité. »
- Nick Kuskin, lors d'une entrevue avec Bozar en 2023.

Avec l’omniprésence actuelle de la scène ballroom dans les médias mainstream (occidentaux), que ce soit sous la forme de la série Netflix Pose, l’émission de télé-réalité de HBO Legendary, ou le dernier album de Beyoncé Renaissance, je crois que l’on peut dire que les efforts de Pepper Lolita LaBeija et de Ms Dorian Corey de catapulter la « ball culture » dans le courant dominant ont porté leurs fruits (voire un peu plus !).

Cependant, il est primordial que nous, travailleurs et consommateurs culturels, restions vigilants face au détournement de cette scène. Nous devons veiller à ce que ceux qui l’ont imaginée et continuent à promouvoir son message avant-gardiste, restent les principaux bénéficiaires de cet attrait pour le grand public. Des documentaires tels que Paris is Burning, ont suffisamment démontré la vulnérabilité et l’exclusion auxquelles les communautés ballroom ont été confrontées[4].

On ne peut pas se contenter de consommer cette culture en connaissant les inégalités auxquelles les personnes qui en sont le cœur sont confrontées, à savoir la communauté noire, les personnes de couleur, les homosexuel·les et les transgenres. Nous devons défendre, célébrer, rémunérer et protéger ceux qui ont contribué et contribuent tant à la culture contemporaine.


[1] "There are Blacks in the Future" : Alisha B. Wormsley, 2017.

[2] La Reaganomics désigne une série de politiques économiques mises en place dans les années 1980 par le président américain de l’époque, Ronald Reagan. Ces politiques privilégiaient de manière agressive les principes économiques extrêmes du « marché libre » au détriment de la protection sociale.

[3] Écoutez l’extrait sonore dans son intégralité.

[4] Article "Paris Has Burned" sur www.nytimes.com.