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Arpenter Bruxelles en passant par Alexandrie

Le projet Alexandria: (Re)activating Common Urban Imaginaries entend jeter un regard neuf sur les nombreux défis auxquels doivent faire face les secteurs des arts et du patrimoine, à travers le prisme symbolique et historique de la ville d’Alexandrie et de son influence sur l’aménagement urbain en Méditerranée et au-delà. Ce vaste projet comprend notamment la résidence Caravan: Thinking with Alexandria*. Réunissant artistes, activistes, chercheurs, réalisateurs et praticiens, il a pour objectif d’étudier les villes d’Athènes, Nicosie, Marseille et Bruxelles à travers Alexandrie et ses imaginaires urbains. La curatrice urbaine Pauline de La Boulaye, qui a conçu le programme à Bruxelles, nous livre ici son précieux témoignage.

Hrair Sarkissian, Background, 2013, Duratrans (Backlit) C-print, courtesy of the artist

Cet article s'intègre dans le cadre de

Alexandrie : futurs antérieurs

Caravan Residency 1

Cittadellarte Fondation Pistolletto Biella Italie

mars 2022

Après 2 ans de confinement, rétrécissement de l’horizon et des relations humaines, je fais l’expérience opposée de passer 10 jours avec une trentaine d’artistes, de curateurs, d’activistes urbains. Nous venons d’Égypte, de Slovénie, de Turquie, d’Angleterre, d’Italie, d’Allemagne, de Grèce, du Liban, de Croatie, de Chypre, de France, de Belgique. C’est au bord du torrent alpin Cervo, dans une fabrique d’art for a responsible change in society, que nous activons nos imaginaires communs méditerranéens autour d’Alexandrie. Dix jours en huis clos pour se découvrir, échanger sur des pratiques artistiques et des contextes urbains différents, c’est beaucoup et c’est peu.

J’y ai proposé un premier portrait de Bruxelles : Bruxelles Babel, ville carrefour de l’Europe du Nord-Ouest, aussi cosmopolite qu’un port maritime. 150 langues bruissent dans ses rues, 1 habitant sur 3 vient de l’« étranger », principalement du pourtour de la Méditerranée. J’ai décrit ma fascination pour sa schizophrénie oscillant entre démesure (Palais de Justice, Capitale de l’Europe…) et échelle humaine (villages-quartiers, biomasse, urbanisme transitionnel). Et comment ses artistes, ses activistes, ses habitants agissent sur sa mutation.

De toutes les autres présentations, 3 problématiques remontaient à la surface :

• Les liaisons entre espaces formels et informels dans le développement des métropoles

• Les infrastructure de l’eau et l’effondrement écologique

• Les récits dominants qui structurent l’espace public

La guerre en Ukraine débutait lorsque nous nous sommes quittés. Et chacun est rentré chez soi, en se demandant quelles seraient les conséquences dans chacun de nos pays, et si l’état du monde nous permettrait de nous revoir à Alexandrie le mois suivant.

© Pauline de La Boulaye

Caravan Residency 2

Alexandrie Égypte

avril 2022

Voyage immersif en 2 groupes. Sensation de sursis entre Covid et guerre…

Nous étions guidés entre les espaces formels et informels par CLUSTER, un laboratoire pour les études urbaines en Égypte, et dans les mondes artistiques et culturels par Sarah Bahgat, curatrice. J’y ai découvert et ressenti de nombreux points communs avec Bruxelles Babel. J’en garde une impression déformée de voyage en dystopie. Quelque chose de l’ordre d’un possible futur. Comme dans un rêve : une ville s’écroulerait sur son sous-sol parce que son réseau souterrain d’eau est trop vétuste et craque. On construirait alors une ville neuve un peu plus loin, une ville hors-sol, sans liens avec la terre, sans relations entre les habitants. On y logerait des personnes qui travaillent et consomment, pour alimenter le récit dominant du progrès et de la richesse.

Nous nous sommes à nouveau quittés, avec le projet de se retrouver par petits groupes de travail dans 4 villes à « penser » avec Alexandrie : Marseille, Nicosie, Athènes et Bruxelles.

© Pauline de La Boulaye

Caravan Residency 3

Bruxelles Belgique

mai 2022

La guerre s’étend. Le Covid s’estompe du présent mais pas de la mémoire collective.

4 artistes sont accueillis à Bruxelles par Bozar et la Fondation Boghossian : le duo Latent Community (Grèce), Nina Kurtela (Croatie) et Omnia Sabry (Égypte).

J’ai programmé 3 excursions urbaines en lien avec les problématiques théoriques et ressenties.

La première excursion consistait à arpenter les cicatrices urbaines : coutures entre espaces formels et informels de Bruxelles. Avec les architectes Hans Eelens & Gilles Debrun, nous avons scruté les destructions du cœur historique de Bruxelles. J’ai évoqué différentes manières dont les habitants, les artistes, les architectes, les urbanistes soignent la plaie. Ce qui donne à Bruxelles, cette dynamique organique comme un corps vivant.

La deuxième excursion consistait à suivre le chemin de l’eau sur un bassin versant de Bruxelles. Nous étions guidés dans cette marche magique par Les États Généraux de l’Eau qui nous ont montré comment la ville a été construite contre l’eau, pas avec l’eau. Depuis les hauteurs de l’altitude 100 à Forest, jusqu’aux jardins de la Vallée de la Senne en passant par le Jardin Essentiel et le Marais Wiels, nous avons rencontré des habitants luttant pour redonner à l’eau un statut de bien commun, renouveler son rôle de lien économique et social.

La troisième excursion était guidée par Georgine Dibua, chercheuse engagée dans une approche décoloniale de l’espace public. Son regard révèle l’imprégnation coloniale des quartiers de pouvoir (quartier européen, quartier royal) et des institutions culturelles (Bozar). En partant des matériaux à partir desquels sont construits bâtiments et monuments, elle déplie une histoire de l’esclavage et de l’exploitation des ressources du Congo.

Outre les excursions, les artistes ont rencontré des acteurs de la scène culturelle bruxelloise, visité expositions, festivals, espaces d’occupations temporaires… Nous avons regardé le film Our city de Maria Tarantino qui dresse un intense portrait multiculturel, multisocial, multispatial de Bruxelles.

Au mois de juillet, nous nous réunissons tous à nouveau à Biella pour une restitution des recherches des artistes. Il est difficile de tirer des conclusions de ce programme bouleversant, compacté sur 3 mois suite aux événements mondiaux. Mais, d’Alexandrie à Bruxelles, j’ai été de nouveau saisie par l’urgence de prendre soin de nos communs urbains : l’eau, l’espace public, les traumatismes collectifs. Ce qui a été semé ici, germera là.

Pauline de La Boulaye, independant urban curator

* Caravan: Thinking with Alexandria est une résidence organisée dans le cadre du programme européen Alexandria : (Re)activating Common Urban Imaginaries. Celui-ci comprend deux programmes de résidence (Caravan: Thinking with Alexandria et  School for Sonic Memory for sound and urban heritage), des ateliers et l’exposition Alexandrie : futurs antérieurs, qui se déroulera à Bozar du 30 septembre 2022 au 8 janvier 2023.

 

Le projet européen Alexandria : (Re)activating Common Urban Imaginaries, co-financé par le programme Europe Créative de l’Union européenne, est mis en œuvre par les partenaires suivants : le Musée royal de Mariemont (Morlanwelz), le Palais des Beaux-Arts – Bozar (Bruxelles), la Cittadellarte – Fondazione Pistoletto (Biella, Italie), le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – MUCEM (Marseille), Onassis-Stegi (Athènes), l’université de Leiden (Pays-Bas), le Kunsthal d’Aarhus (Danemark) et l’Undo Point Contemporary Art centre (Nicosie, Chypre), et en collaboration avec les partenaires associés CLUSTER (Le Caire, Égypte), Institut français d'Alexandrie (Égypte) et Theatrum Mundi (Londres).