Publié le - Juliette Duret

Créer un opéra en réalité virtuelle en s’inspirant de Tarkovski et d'Akerman

Entretien avec Celine Daemen

Si Poor Things a valu à Yorgos Lanthimos un Lion d'or au Festival du film de Venise en 2023, l'artiste néerlandaise Celine Daemen a, quant à elle, gagné son ticket pour l’avenir. La même année, son opéra en réalité virtuelle Songs for a Passerby a reçu le Grand Prix Immersif. « Une expérience exploratoire. » A découvrir à Bozar du 18 au 27 juin 2025.

Celine Daemen est une réalisatrice d'art transdisciplinaire, opérant au carrefour entre le cinéma, le théâtre, la musique et la technologie. Après avoir obtenu son diplôme à l’Institute of Performing Arts de Maastricht en 2018, elle a créé plusieurs œuvres immersives. Sa dernière création, Songs for a Passerby, a reçu le Grand Prix de la meilleure expérience immersive à la Biennale de Venise 2023, un an après avoir reçu le Reflet d'Or de la meilleure expérience immersive au Festival international du film de Genève pour Eurydice

Sur le plan thématique, le cœur de son travail fait la part belle aux questions relatives à l'« être ». Daemen crée des expériences sensorielles qui invitent le public à se tourner vers l'intérieur. Ce voyage intime nous emmène dans un lieu où des associations personnelles surgissent en réponse à des questions philosophiques universelles. 

Bien que la réalité virtuelle soit progressivement devenue une « réalité » dans le monde de l'art, la plupart des gens l'associent encore aux jeux vidéo et aux entreprises technologiques. Pourquoi la réalité virtuelle ? Qu'est-ce qui vous a attirée vers elle en tant qu'artiste ? 

Celine Daemen : « Tout a commencé durant mes études de théâtre, où j'ai joué avec l'idée de construire différents rôles et personnalités. Mais j’ai vite réalisé que, dans le théâtre classique, la distance avec le public était trop grande. Je n'ai jamais eu l'impression que cela me convenait. J'ai donc cherché des moyens d'offrir aux gens une expérience à laquelle ils participeraient réellement. En fin de compte, c’est l'idée d'immersion qui m'intéresse. Et la réalité virtuelle est un outil intéressant pour l'explorer davantage. Il ne faut donc peut-être pas me qualifier d'artiste de réalité virtuelle. C’est plutôt l’immersion qui est au cœur de mon travail. »  

Quel est donc le niveau d'immersion de Songs for a Passerby, grâce auquel vous avez remporté le Prix de la meilleure réalisation dans la section Venice Immersive à la Mostra de Venise ?  

Celine : « Pour moi, il s’agit d’un opéra en réalité virtuelle, une expérience onirique. Il se déroule dans un paysage urbain sombre, dans lequel vous êtes guidé par un petit chien. Vous suivez le chien partout, dans la rue, dans le métro, et vous entrez dans plusieurs scènes où vous écoutez les pensées des gens. À un moment donné, vous vous voyez dans un miroir, grâce à certaines caméras 3D, et vous devenez le spectateur de votre propre corps. Vous vivez une sorte d'expérience extracorporelle. Il s'agit donc plus d'une expérience exploratoire qu'interactive. Vous n'êtes pas obligé d'aller quelque part. Même si, en tant que spectateur, vous avez une influence sur le déroulement du voyage. » 

Quelles sont vos sources d’inspiration lorsque vous créez une expérience onirique comme celle-ci ?  

Celine : « Je m'inspire du cinéma. Et de l'opéra. Et de la musique. Toute l’ambiance de ce film (y compris le son) est influencée par Andreï Tarkovski. Cela dit, la présence de l'obscurité, des nuages et du brouillard s’inspire également des Rendez-vous d'Anna de Chantal Akerman. J'adore l’univers mélancolique qu'elle a créé dans ce film. »  

Remporter le Grand Prix du Jury à Venise, qu'est-ce que cela représente pour vous en tant qu'artiste ? 

Celine : « Nous avons créé notre collectif, le Studio Nergens, il y a deux ans et nous avions déjà travaillé sur quelques grands projets avant que je ne remporte ce prix. Bien sûr, cette récompense vient valider la qualité de notre travail, et recevoir un Lion de Venise est quelque chose d’absolument incroyable. Cela permet également de convaincre de potentiels partenaires et soutiens financiers. En fait, un certain nombre de projets sont déjà dans les rails pour 2025 et 2026. » 

Comment pensez-vous que le monde de la réalité virtuelle va évoluer ? 

Celine : « Cela dépendra vraiment en grande partie des investissements réalisés par l’industrie technologique. Il faut qu'ils s’engagent en faveur du développement de technologies pour que nous puissions poursuivre notre travail créatif dans ce domaine. Mais ce qui est déjà très intéressant, c'est que les médias immersifs ne se limitent plus au simple port d’un casque de réalité virtuelle chez soi. On les trouve désormais dans les musées et les galeries, ce qui va vraiment faciliter leur accessibilité. J'espère donc vraiment qu’un nombre croissant de gens s'intéressera à l'art immersif à l'avenir. »