Publié le

Dialogue autour de l’identité

Deux auteurs français de premier plan nouent un dialogue à propos de l’hybridité de leur identité. Leila Slimani est née au Maroc et navigue entre deux pays et deux cultures. Olivier Guez a des racines juives, est né à la frontière franco-allemande, mais se sent par-dessus tout européen. Venez les écouter parler de l’identité ce 8 février alors que celle-ci occupe une place centrale dans les débats en France, en cette période de pré-campagne présidentielle.

« Nous sommes français, nos ancêtres les Gaulois, un peu romains, un peu germains, un peu juifs, un peu italiens, un petit peu espagnols, de plus en plus portugais, peut-être – qui sait ? – polonais. Et je me demande si, déjà, nous ne sommes pas un peu arabes… ». C’est en ces termes restés célèbres, prononcés avec le brin de malice qui lui était si singulier, que le président français, François Mitterrand, dissertait déjà en 1987 à propos de l’identité à l’occasion d’un colloque à la Sorbonne intitulé La France et la pluralité des cultures. Et d’ajouter « Je voudrais bien que (         …) puissent siéger dans des assemblées comme celle-ci des femmes et des hommes dont les conceptions de politique intérieure sont diverses mais qui sauraient s’allier (…), qui seraient capables de choisir l’unité de la France à construire ». Cette intervention, toute mitterrandienne dans sa forme, a beau dater de quelque 35 ans, elle semble plus actuelle que jamais, tant la question de l’identité s’est invitée dans les débats, trop souvent hystérisés, de la pré-campagne présidentielle. Devenue un marqueur politique déterminant – en France, comme dans la plupart des pays occidentaux –, l’identité polarise les opinions et semble cristalliser les peurs et les fantasmes. Comme si la complexité croissante de la composition sociologique de nos populations suscitait en retour le besoin impérieux de fixer une fois pour toutes dans l’espace et dans le temps le sens prétendument immuable de nos identités respectives. Comme si l’on s’ingéniait à refuser qu’elles soient marquées par le mouvement d’une histoire et d’une géographie humaines. Comme si, au fond, l’identité ne pouvait être que rigide, imperméable, intangible et monolithique.

L’identité est-elle réellement figée dans le marbre, se conçoit-elle vraiment à l’aune d’une pureté univoque et essentialisante ? Ne peut-on pas au contraire l’envisager comme le réceptacle d’une pluralité d’influences culturelles, comme une construction composite en mouvement, qui intègre à mesure qu’elle façonne ? Qui, comme le suggérait François Mitterrand, chercherait son unité par-delà la reconnaissance du multiple qui la fonde ? Telles sont en tout cas les prémisses posées par les deux invités de cette soirée exceptionnelle, qui par leurs parcours personnels, leurs réflexions et leurs livres, rendent hommage à la plasticité de l’identité. Comme s’il s’agissait d’une matrice de sens continument à l’œuvre au croisement d’influences culturelles multiples, en résonnance avec le mouvement du réel sur un « chemin qui se fait en marchant », selon la jolie formule d’Antonio Machado.

L’identité qui refuse tout enfermement

Cette identité irréductible à toutes les représentations essentialisantes est pleinement assumée par Leila Slimani. Bien sûr, elle est une écrivaine féministe franco-marocaine et il serait absurde de nier que cette part d’elle-même ne soit pas inscrite dans son identité et dans son œuvre. Au contraire, elle ne se prive pas d’y tremper la plume à de nombreuses occasions, comme l’attestent ses ouvrages Dans le ventre de l’ogre, premier roman publié, qui raconte le désir féminin, et Chanson douce, couronné notamment du Goncourt 2016, qui explore à de nombreux égards la condition des femmes. Ou la trilogie autobiographique Le pays des autres, dont le deuxième volet vient de paraître, dans laquelle l’autrice raconte « le destin d’une famille marocaine sur trois à quatre générations, soit les soixante ans qui voient le Maroc s’installer dans la modernité ». Mais sa conception de l’identité ne se résume pas à ces points d’ancrage, comme elle l’expliquait dans un entretien récemment accordé au Figaro Madame : « Si je suis très fière d’écrire des textes féministes et d’être impliquée dans ce combat, je ne cherche pas à être vue à travers mon genre, mon origine, ma classe sociale. Je veux être regardée à travers ce que je crée, sans être enfermée dans la case "femme auteur" ou "femme maghrébine", ce qui revient à peu près au même ». Car l’identité est bien moins une question d’origine qu’une affaire de destination : qu’emporte-t-on de soi pour entamer sa route ? qu’emprunte-t-on aux autres pour la poursuivre ? quelle forme souhaite-t-on lui donner ? Refusant tout déterminisme, Leila Slimani nous montre à travers son œuvre que la quête est bien plus exaltante lorsqu’elle se construit in via.  

© Aitor Pereira/EFE

À la recherche du Zeitgeist de l’Europe

Ce cheminement d’une identité multiple inscrite dans une géographie et une histoire en mouvement, qui se soustrait à l’enfermement des atavismes, rapproche singulièrement Leila Slimani d’Olivier Guez. Le Grand Tour, son prochain ouvrage qui sortira le 2 mars, emprunte son titre à cette pratique du XVIIIe  siècle, qui « menait les jeunes aristocrates du nord de l’Europe vers les rivages méditerranéens. Ils allaient parfaire leur éducation et leur connaissance des Humanités ». Pour le Grand Tour contemporain qu’il nous propose, Olivier Guez a invité vingt-sept écrivains, un par État-membre, à rédiger une nouvelle ou un récit liés à « des lieux évocateurs de la culture et de l’histoire européennes » dans lesquels « les mémoires, les regards et les climats d’une Europe de chair et de sang s’entrecroisent ». Comme l’écrit encore l’auteur, ce recueil « ébauche une carte émouvante de la psyché et de l’esprit européens du début des années vingt du vingt et unième siècle. Le Grand Tour est une esquisse du Zeitgeist continental ». La conception d’une identité européenne mue par sa diversité culturelle relève d’une conviction profondément ancrée dans la réflexion d’Olivier Guez. En effet, il conviait déjà en 2013 dans les colonnes du New York Times les dirigeants européens à développer le sentiment d’appartenance à l’Union grâce à la variété de ses cultures, citant le célèbre mot de Milan Kundera sur l’Europe : « un maximum de diversité dans un minimum d’espace ». Comme Leila Slimani, Olivier Guez s’est appuyé sur les premiers entrecroisements de son identité juive, strasbourgeoise – donc européenne –, pour poser les premiers jalons d’une œuvre ouverte sur l’universel. Ainsi, s’il écrivit L’impossible retour. Une histoire des Juifs en Allemagne depuis 1945, s’il reconstitua dans La disparition de Josef Mengele (Prix Renaudot 2017) les dernières années de l’effroyable médecin nazi, tristement célèbre pour ses expériences sur les déportés, c’est avant tout pour nous parler de nous-mêmes. Parce qu’il demeure convaincu que « notre Europe contemporaine est très largement constituée par ce qui s’est passé entre 1914 et 1945 ». Et que l’immédiate après-guerre continue encore aujourd’hui à nous influencer. Une préoccupation majeure qui traverse tous ses ouvrages et que l’on retrouve également dans la contribution à l’identité européenne du Grand Tour : « Depuis les années 1950, nous bâtissons un édifice monumental en oubliant d’en consolider les fondations. Nous construisons tour après tour sans connecter leurs habitants ; nous nous privons du ciment, des liens de connivence qui nous permettraient de vivre et de rêver ensemble : la culture ».

Le 8 février, nos deux invités partageront leurs visions de l’identité, qui se distinguent singulièrement des populismes ambiants. « On laisse aux droites extrêmes le loisir de cantonner notre identité depuis des décennies. C’est un terrible gâchis », déplore Olivier Guez. Lors de cette soirée-événement à Bozar, les deux écrivains montreront tout ce que la culture peut apporter à la constitution des identités à travers le mouvement vertueux de la pollinisation et du dialogue. « Dialogue, et pas épilogue », comme le disait si justement le regretté George Steiner.    

Dans le cadre de la Présidence française du Conseil de l'Union Européenne