Publié le - Bjorn Gabriels

Distance et proximité

À travers l'objectif de Juan Pablo Gonzalez

Les 29 et 31 mai, découvrez à Bozar le travail du réalisateur mexicain Juan Pablo Gonzalez. Nous projetons trois films : Caballerango, Las Nubes et Dos estaciones. Le magazine de cinéma Fantômas vous les donne à voir à travers son objectif.

Ombres, contours sombres et nuages qui s'amoncellent. Une menace indéniable pèse sur l'usine de tequila dont Maria (Teresa Sánchez), une femme un peu bourrue, a hérité de son père et qu'elle continue de développer dans la province de Jalisco, en plein cœur du Mexique. Le réalisateur Juan Pablo González connaît bien la région : il y a grandi au sein d’une famille active depuis longtemps dans l'industrie de la tequila et a déjà réalisé plusieurs courts et longs documentaires dans la même communauté locale. Il s’est lancé dans l’écriture de Dos estaciones (2022), son premier film narratif, pendant le tournage de Caballerango (2018), un documentaire dans lequel il s'entretient avec le père et d'autres membres de la famille d'un jeune dresseur de chevaux qui vient de mourir. Le suicide est un véritable fléau dans la communauté ; si l’on évoque clairement les moyens utilisés pour exécuter cet acte désespéré, comme une corde ou un désherbant, les raisons sont, elles, moins explicites, bien qu'elles fassent peut-être tout autant partie de l'existence quotidienne des plus pauvres.

Juan Pablo González

Bien que González, qui n’apparaît pas à l’écran, se trouve tout près des personnages filmés, il maintient une certaine distance dans ses choix formels. La caméra statique de Caballerango, parfois laissée seule, enregistre à distance et immortalise même plusieurs gros plans qui semblent quelque peu « envahissants ». González a également un penchant « pour le cadre dans le cadre », en particulier filmé dans des camions (comme le court-métrage Las nubes (2018), une vue à travers un pare-brise avec le rétroviseur au centre de l’image). De telles constructions ne fournissent pas seulement un cadre souvent sombre qui renforce le caractère obscur des scènes sous-exposées, elles apparaissent aussi comme un véhicule supplémentaire - telle la voiture dans Le Goût de la Cerise (Abbas Kiarostami, 1997), source d'inspiration pour González - qui aiguise l'attention dans la relation entre le spectateur-cinéaste et le film. Et ce, à plusieurs reprises dans l'espace vital du camion, incarnation de la liberté, de la réussite et de l'éthique du travail que González distille, non par hasard, dans son premier film de fiction, Dos estaciones.

González y reprend des éléments familiers de son travail documentaire. Une séquence narrative libre faite de conversations et de situations, principalement centrées sur les personnages clés à savoir Maria et sa coiffeuse Tatín (Tatín Vera), mène à l'esquisse d'une communauté accablée par des conditions pénibles. L'expérience de première ligne de González alimente la situation de départ : la survie des usines de tequila qui est menacée par une crise de la récolte d'agaves et la réponse des producteurs locaux dans une lutte concurrentielle avec les acteurs internationaux qui s'imposent peu à peu sur le terrain. Le thème latent de González, à savoir un mode de vie voué à disparaître dans une partie spécifique de la campagne mexicaine, y trouve une traduction plus concrète. Comme s'il voulait encore souligner le caractère fictionnel de ce film, plutôt que d’ajouter une touche surréaliste - comme les chevaux blancs qui regardent la caméra au début et à la fin de Caballerango - ou de choisir des options encore plus radicales pour bousculer son univers narratif, González a introduit un élément visuel nouveau pour lui : le Steadicam.

La scène d’ouverture de Dos estaciones présente des agriculteurs en plein travail de récolte au crépuscule. Cette approche crée une interaction entre un regard plutôt détaché sur le travail dans les champs et les détails précis de ce dernier, alors que les visages des ouvriers restent dans l'ombre. González poursuit son exploration documentaire de la communauté, en affichant une proximité confiante, mais aussi une distance pertinente. Sans tomber dans le rabâchage à propos de la dichotomie fiction-documentaire : qu'apporte la fiction de González à ce regard exploratoire ? Alors que la caméra statique de Caballerango empêche parfois de voir les interlocuteurs, les changements de focalisation au cours des conversations dans Dos estaciones suggèrent des processus de pensée et des conflits potentiels. Ainsi, un outil assez basique du cinéma de fiction peut devenir un puissant moyen d'expression pour un documentariste qui n'a pas pu l'utiliser avant ou alors difficilement. Cette dynamique de suggestion, de voir et de ne pas voir, joue notamment un rôle entre Maria et l'assistante administrative Rafaela (Rafaela Fuentes) qu'elle accueille (gîte et couvert au lieu d'un salaire qu'elle ne peut se permettre). Même l'humour a sa place dans leurs échanges, bien que cela ne se voie pas sur le visage sombre de Maria, qui ne se lâche vraiment en riant que lorsqu'elle est au volant d'un gros camion - un qui ne cale pas ou qui démarre du premier coup - et décrit des cercles sur la terre rouge et sèche pour créer un nuage de poussière impénétrable. Une sensation de liberté qu’elle n’éprouve nulle part ailleurs. Dans d'autres scènes, c'est un malaise convulsif qui prévaut, parfois tant en ce qui concerne le film que le personnage principal. Nous pensons ici au plan Steadicam très fréquent qui suit Maria de dos alors qu'elle se dirige vers une destination indéterminée, ce qui entretient tous les doutes. Personne, mais vraiment personne ne sait où aller... Ces « tics nerveux » de la fiction contemporaine d'art et d'essai destinés à générer du sens là où elle s'est piégée elle-même n'ont pas croisé le chemin de González dans Caballerango, qui s'appuie sur des témoignages, la photographie d'observation et un symbolisme simple, mais efficace. Tout cela se reflète également dans Dos estaciones, qui est très convaincant en tant que portrait sommaire d'une communauté en voie de disparition, dans la lignée des documentaires qui l’ont précédé. C'est avec le titre d'une chanson diffusée sur les ondes d'une radio locale que González résume le mieux à quel point ses films sont aussi un travail de mémoire : « Recordar es vivir ».

 

Bjorn Gabriels

Cet article a été fourni par le magazine de critique cinématographique Fantômas 
et traduit par Bozar. Avec une profondeur enrichissante et une analyse réfléchie, 
cette collaboration permet de contextualiser le programme de films et offre un point d'appui pour le visionnage.