Embrassez la complexité

Complexe. Notre monde est traversé de différences et d’interconnexions, de questions qui exigent rigueur et profondeur. Or, aujourd’hui une tendance à la simplification s'impose à nous balayant la richesse des singularités — comme une offensive contre la pensée critique, les valeurs démocratiques et les droits fondamentaux. Les points de vue s’éloignent les uns des autres à tel point que les idées ne peuvent plus entrer en collision. Il n’existe plus de vérité commune, de terrain d’entente où l’on pourrait — ou voudrait — encore se retrouver.

Cet article s'intègre dans le cadre de

Éditos de Christophe Slagmuylder

La force du lien réside dans la langue, dans le co- (ou com-, con-), du latin « ensemble ». La polarisation et les intérêts personnels sont à l’opposé de ce que signifie complexe : con + plectere — « tisser ensemble ». Je vois déjà la scène : des dirigeants du monde entier se réunissant à Davos ou à Dubaï pour tisser ensemble un tapis ou un maillage gigantesque. Un tissage imaginaire où une multitude d’idées, de couleurs et d’histoires se connectent. Où chaque récit en fait naître mille autres, ouvrant la voie à des explications plus riches, une meilleure compréhension du monde et des possibilités créatives inédites. 

Les compositeurs le savent trop bien : tout ce que l'on assemble ne crée pas forcément de l’harmonie. Le mot « concert » porte en lui-même l'idée de conflit. Il réunit deux concepts latins : conserere (« unir ») et concertare (« rivaliser » ou « être en conflit »). La composition est l’art de rassembler et de dépasser les conflits entre solistes, instruments, voix et tonalités. Un conflit, c’est l’assemblage de différences. C’est précisément dans ces différences qu’émerge une force créatrice immense. C’est la chimie d’un grand concert, l’interaction subtile entre les musiciens et le public. 

Derrière chaque concert, chaque œuvre d’art, se cachent des histoires personnelles et souvent sociales. Avec son oratorio Fire in my mouth (2018), la compositrice américaine Julia Wolfe nous transporte à New York en 1911, où, lors d’un incendie dans une usine de vêtements, 146 personnes ont perdu la vie, pour la plupart des jeunes femmes venues d’Europe, espérant un avenir meilleur en Amérique. Wolfe redonne leur voix à ces ouvrières en créant un chœur de 146 femmes et jeunes filles. Ces femmes ne sont pas des victimes sans nom, mais des combattantes, qui ont lutté pour de meilleures conditions de travail. « I want to dance like an American / Have a chance like an American ». Aujourd’hui, ces mots ont une dimension particulièrement amère. Mais ils peuvent aussi être plein d’espoir. 

Notre saison d’expositions s’ouvre également aux États-Unis, avec John Baldessari (1931-2020). En 1970, insatisfait de son travail, il brûle l’intégralité de son œuvre. Un an plus tard, il demande à ses étudiants d’écrire sur les murs d’une galerie : « I Will Not Make Any More Boring Art », à la fois une punition et une bonne résolution. Le concept (concipere = « comprendre » ) est devenu l’œuvre d’art. Les créations colorées qui ont marqué la suite de sa carrière sont loin d’être ennuyeuses. Voyez par vous-même le court-métrage A Brief History of John Baldessari, narré par Tom Waits. Baldessari y est qualifié de surréaliste de l’ère médiatique et pionnier dans l’art de manipuler les images avec aisance, comme nous le pratiquons à l’ère numérique. 

À l'instar de René Magritte, Baldessari confronte l'image et le langage. C’est à nous, spectateurs, de faire le saut conceptuel. Ainsi, dans sa série Goya, on peut lire sous l'image d'une attache-trombones le mot 'AND'. Ho Tzu Nyen s'entendrait bien avec Baldessari. L'artiste singapourien crée pour Bozar une nouvelle œuvre numérique. Parmi ses collaborateurs, Ho Tzu Nyen est connu comme une « personne-et » : « Je suis attiré par de nombreux liens, non seulement des relations possibles, mais aussi des connexions virtuelles, des superpositions, des contradictions et des paradoxes. » 

À Bozar, pour la saison ‘25-’26, tout est dans le « co- », dans le ET, dans toutes sortes de connexions. Nous vous invitons à nous rejoindre, auprès de Julia Wolfe, John Baldessari, Francisco Goya, Ho Tzu Nyen, Baloji, Delcy Morelos, Lea Desandre, Víkingur Ólafsson, Abel Selaocoe, Kali Malone, Sol Gabetta, Zaho de Sagazan, Fennesz, Albert Serra, La Ribot, Anne Teresa De Keersmaeker, Ann Veronica Janssens, Boris Charmatz, Anne Carson & Robert Currie et bien d'autres. L'art génère des moments de clarté dans un monde complexe. Embrassez la complexité avec nous. Bienvenue à Bozar !