Saint Sébastien et Venise
L’exposition s’ouvre sur l’arbre monumental San S, dans lequel le bois, le fer, le bronze, la cire, les couvertures et les pointes métalliques se fondent en une peau de douleur mystique. Le corps martyr de Saint Sébastien, traditionnellement représenté comme une figure sereine, transpercée de flèches sur un arbre, semble ici ne faire qu’un avec la souche de l’orme : l’écorce devient peau, les cicatrices des ouvertures sensuelles.
« Je ne fuis pas la blessure. La souffrance, la décomposition, la mort, la solitude font partie de la vie et de mon travail, mais il en va de même pour la tendresse, la connexion, la vitalité et le plaisir. » – Berlinde De Bruyckere
Avec cette œuvre, De Bruyckere puise dans la dévotion vénitienne pour Saint Sébastien, dans une ville autrefois ravagée par la peste noire, immortalisé dans des polyptyques de grands maîtres italiens tels que Bellini et Titien. Pour la Biennale de Venise en 2013, De Bruyckere a créé Cripplewood, une œuvre qui porte à nouveau les traces de Sébastien. Trop imposante pour Bozar, mais indubitablement ancrée dans la tradition visuelle de la ville sur l’eau.
Peinture de la Renaissance
Restons à Venise. Un autre dialogue de Khorós semble faire référence à l’œuvre Cristo morto sorretto da un angelo (vers 1502-10), précédemment attribuée à Giorgione. Celle-ci a été le point de départ de l’exposition City of Refuge III (2024) de De Bruyckere, créée pour la basilique vénitienne de San Giorgio Maggiore. De Bruyckere transforme l’ange de la peinture de la Renaissance en une créature sans nom, enveloppée dans de lourdes peaux d’animaux et imprégnée de vulnérabilité humaine. Outre ses origines religieuses, l’ange revêt ici un caractère nouveau, terrestre et universel.
Pendant la pandémie du coronavirus, la figure de l’ange est devenue pour De Bruyckere une métaphore des soignants qui portaient les malades, au sens propre comme au sens figuré. Spécialement pour Bozar, elle a placé l’archange sur une colonne de bois ancien. Dans les vitrines murales, on peut voir des fragments de cire, des branches et des peaux écorchées comme des reliques contemporaines : un hommage à la pénitence de Saint Benoît, telle qu’elle est représentée dans les sculptures en bois du XVIe siècle d’Albert van den Brulle dans le chœur de la basilique vénitienne.
Jardins clos
Les Jardins clos sont de petits retables du XVIe siècle, créés par des religieuses en techniques mixtes. Dans ces jardins miniatures luxuriants poussaient des fleurs, des fruits et d’autres symboles du paradis. Un sanctuaire intime, isolé du monde extérieur.
Berlinde De Bruyckere a découvert ces jardins pour la première fois en 2016 et a été immédiatement frappée par leur beauté fragile. L’influence de ces objets de dévotion paisibles se retrouve notamment dans deux œuvres de l’exposition : Peonies, un panneau mural de cinq mètres de long dans lequel des pivoines rouges émergent de couches de cire et de papier peint fleuri, et It Almost Seemed a Lily, qui combine le plomb, le fer, le bois, la cire et les poils d’animaux. Les jardins historiques, avec leur relief et leur excès, trouvent ainsi une résonance dans l’œuvre contemporaine de De Bruyckere qui, couche par couche, engage un dialogue silencieux entre la vulnérabilité et la force.
Lucas Cranach l’Ancien
L’un des dialogues les plus puissants de Khorós se noue avec l’œuvre de Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553). Vêtue d’une magnifique robe, sa Salomé, pose presque impassible en portant la tête coupée de Jean-Baptiste : un contraste effroyable mais poétique. Cranach montre que la beauté et la violence sont inséparables. Une dualité que l’on retrouve systématiquement dans l’œuvre de De Bruyckere.
J’ai été particulièrement fascinée par la manière dont il parvenait à peindre la peau. Elle est si lumineuse, si vivante et d’une transparence magnifique. »
– Berlinde De Bruyckere
De plus, l’artiste s’est également inspirée de la transparence caractéristique de la peau chez Cranach. Dans ses œuvres, elle développe sa propre technique en combinant différentes couches de cire moulées dans du silicone pour obtenir une texture délicate et marbrée.
Francisco de Zurbarán
Lost V serait-elle une référence subtile à Francisco de Zurbarán (1598-1664) ? Dans To Zurbarán (2015), De Bruyckere avait déjà exprimé son admiration pour l’artiste espagnol et celle-ci se reflète désormais à nouveau dans Lost V (2021-2025). Un poulain délicat est allongé, silencieux, sur une table de marbre épurée. L’écho de l’Agnus Dei de Zurbarán – le sacrifice silencieux de l’agneau – se répercute ici dans le silence sacré de l’œuvre. La froideur du marbre contraste fortement avec la couverture usée qui réconforte l’animal, soulignant l’interaction entre la dureté brute et la tendresse vulnérable.
« Plutôt qu’une "rétrospective", j’ai trouvé intéressant, à la demande de Bozar, de revenir sur des dialogues et des figures inspirantes. Mes œuvres, et leur stratification, se lisent ainsi différemment. » – Berlinde De Bruyckere
Berlinde De Bruyckere. Khorós est accessible aux visiteurs et aux lecteurs à Bozar jusqu’à la fin du mois d’août. Le catalogue de l’exposition est disponible au Bozar Bookshop.