Francisco de Goya y Lucientes (1746-1828) naviguait entre lumière et obscurité, entre les idéaux des Lumières et les zones d’ombre du romantisme. Il s’insurgeait contre les illusions, contre les abus de pouvoir et les « caprices » de l’homme (Caprichios). À la fin du siècle de la Raison, il s’enfonce profondément dans les recoins les plus sombres de l’humanité, et donc de lui-même. Ses visions de sorcières, de cannibales et de bourreaux, ses scènes d’exécutions et de membres tranchés continuent de provoquer un malaise. Elles affrontent de plein fouet la violence aveugle. Goya ne moralise pas. Il observe avec vigilance, grogne et mord comme un chien dans la tempête.
Ne reste-t-il donc plus la moindre lueur d’espoir ? Descendons-nous ensemble dans l’enfer de Dante ?
Le sommeil de la raison engendre des monstres, dit la légende d’une des gravures les plus célèbres de Goya. L’artiste s’est assoupi au travail. À ses pieds repose un léopard, au-dessus de lui, des créatures nocturnes déploient leurs ailes. On ne sait plus très bien où commence le rêve et où s’achève la réalité. Au Prado, on peut lire l’explication plus détaillée de Goya : « L’imagination sans la raison engendre des monstres impossibles ; avec la raison, elle devient la mère des arts et l’origine des merveilles. » Chez Goya, il ne s’agit pas de choisir, mais d’embrasser l’un et l’autre : raison et imagination, réalité et songe, témoignage et vision de l’avenir. Goya devance la modernité. Il continue d’inspirer, à travers les époques et les contextes.
Ces passages de l’ombre à la lumière, nous les ressentons à travers de nombreux programmes à Bozar. En 1953, à la fin de sa Dixième Symphonie, Dimitri Sjostakovitsj respire enfin après la terreur stalinienne. Deux décennies plus tard, pendant la guerre du Vietnam, Yoko Ono en John Lennon déploient l’imagination comme arme. Contrairement à Goya, ils choisissent le blanc, la lumière et les nuages, le refus de la violence. Imagine… Avec de l’imagination et de la bonne volonté, il est tout à fait possible de mettre fin à une guerre.
L’inventaire des rêves, c’est le dernier roman de Chimamanda Ngozi Adichie. On peut le prendre au sens propre comme au figuré. Pendant le confinement, Chiamaka, l’une des quatre femmes au cœur de l’histoire, revient sur ses anciens partenaires. Une amie parle de son « body count ». Chiamaka préfère largement parler de « dream count » : compter les rêves, les espoirs et les attentes, les innombrables moments où l’amour l’emporte.