Unrelated, le premier film de Joanna Hogg réalisé en 2007, contient déjà les germes de l'œuvre à venir. On y suit Anna, la quarantaine, qui va rejoindre un couple d'amis en Italie. Comme la plupart des héroïnes de Joanna Hogg, elle traverse une période de crise existentielle. Ses vacances vont être pour elle un moyen de réfléchir à son avenir. Dans la première partie du film, Anna n'est montrée qu'en compagnie des enfants bientôt trentenaires de ses amis. Il faut attendre un long moment avant que son amie lui fasse remarquer la gêne que cela lui procure. Anna trouve en effet avec des personnes plus jeunes un moyen de s'épanouir et de retrouver une sorte de jeunesse qu'elle ne veut pas laisser derrière elle. Elle ne semble pas vouloir vieillir de la même manière que les autres adultes du film. Après plusieurs déchirements, elle finit par affronter ses problèmes et repart d'Italie radieuse, comme si elle avait (re)trouvé la bonne version d'elle-même, quelque part entre ses souvenirs et ses désirs : Anna est une des premières femmes sans âge qui peuple le cinéma de Joanna Hogg.
Exhibition, réalisé en 2013, met en lumière un autre élément essentiel de ses films jusqu'à Eternal Daughter : la maison s'impose comme le lieu de reconstruction de soi au départ des souvenirs et du temps qui s'écoule irrémédiablement. Les souvenirs ne reviennent pas seulement à la mémoire de D. (Viv Albertine), l'héroïne en crise du film, ils hantent la maison du couple qui est en passe d'être vendue (un plan spectral mémorable montre le couple emprunter les escaliers le jour de leur mariage), exactement comme dans Eternal Daughter où les souvenirs et les fantômes du passé circulent dans le manoir qui appartenait jadis à la famille de Julie (Tilda Swinton). C'est pourquoi Joanna Hogg recourt à la fois à des plans longs afin de bien faire sentir la matière première de ses films — un travail sur la temporalité — et à de courts fragments de souvenirs destinés à faire avancer le récit et les processus intimes des personnages.
C’est avec The Souvenir et sa suite, The Souvenir – Part II, sélectionnés tous les deux à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 2021, que le cinéma de Joanna Hogg a véritablement été découvert en dehors du Royaume-Uni. Dans ce diptyque semi-autobiographique, Joanna Hogg opère dans un double mouvement un retour au passé et à un souvenir à la fois douloureux et fondateur. Après avoir raconté par petites touches, dans le premier opus, sa relation avec un homme instable et cocaïnomane au moment de ses études de cinéma, elle retranscrit également, dans le second volet, le travail de deuil qui en a suivi, lequel s’accompagnait pour elle d’un processus de création. Le diptyque The Souvenir est en cela très déroutant : là où le premier film relève presque de la chronique à la croisée des chemins entre le naturalisme et un impressionnisme méticuleux, le second est aussi rugueux et décousu que le processus de création, douloureux lui aussi, de Julie Harte, double fictionnel de Joanna Hogg avec laquelle elle partage les mêmes initiales.
Cette idée du double et de la répétition, intrinsèquement liée à la réflexion sur le cinéma et sur le rapport entre réalité et fiction, est une des lignes directrices du travail de Joanna Hogg. Elle trouve, comme on l'a dit, un écho dans le rapport de la cinéaste à l’âge, au temps et à la féminité. Dans The Souvenir, Joanna Hogg fait jouer son double fictionnel par Honor Swinton Byrne, la fille de Tilda Swinton, amie d’enfance qui avait notamment joué dans son film de fin d’études, Caprice. Tilda Swinton joue pour sa part, dans The Souvenir, le rôle de la mère de Julie. Chacune de ces trois femmes est en quelque sorte le double de l’autre, à travers les âges et les écrans. Dans Eternal Daughter, la boucle semble bouclée d'au moins deux manières différentes et le travail d’assimilation entériné. Il y a à la fois quelque chose de l'ordre de la poupée russe et du jeu de miroirs dans la manière dont Joanna Hogg développe ses films et son cinéma. Le court métrage Caprice annonçait déjà ce type de construction, avec son personnage de jeune femme naïve gravissant en songe les échelons d’un magazine de mode avant de revenir dans le sens inverse à la réalité. Et The Souvenir I et II en constituent l’exemple le plus frappant, ne serait-ce que par leur usage du film à l’intérieur du film et par le parallèle établi entre réalité et fiction. Cet aspect est d'ailleurs rappelé par le plan final de The Souvenir – Part II.
Avec Eternal Daughter, Joanna Hogg filme encore plus radicalement un ensemble de souvenirs appartenant à une grande demeure gothique avant de renvoyer les morts dans l'au-delà. Le souvenir est à la fois l'objet et le dessein du film. Il passe d'un état à un autre : de la simplicité parfois douloureuse au souvenir supportable. Car il n'y a rien de plus compliqué dans la vie que de perdre un être cher et d'endurer le temps qu'il faut pour qu'un semblant de deuil, parfois impossible, s'accomplisse pour que les morts cohabitent avec nous sans nous hanter. Joanna Hogg travaille cette matière noire du deuil avec beaucoup de finesse. Eternal Daughter est d'abord un film-souvenir qui voyage dans le temps. Son originalité tient aussi de sa double référence à Kubrick et Hitchcock dans l'utilisation de l'espace (une maison, bien entendu) et à sa sophistication gothique qui aurait pu fonctionner en circuit fermé mais qui aboutit au contraire sur une grande fresque intime. Sans cette ouverture sur le temps et les souvenirs, Eternal Daughter n'aurait pas dépassé la métaphore qui rend visible l'invisibilité du deuil en dépliant ce qui se joue secrètement dans le labyrinthe intime de Julie. Le cinéma de Joanna Hogg voyage donc à travers les âges où ses héroïnes se réinventent et réapprivoisent le temps pour aller de l'avant en cicatrisant des blessures ouvertes.
Guillaume Richard et Thibaut Grégoire
Le Rayon Vert - Revue de cinéma en ligne