Adler

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Laure Adler : la passion de la culture

Entretien avec Béatrice Delvaux

Le 14 octobre, nous accueillons une figure majeure du paysage culturel français. Journaliste, écrivaine, productrice, ancienne directrice de France Culture, Laure Adler n’a cessé de donner la parole aux artistes et aux intellectuels de notre époque. Ses entretiens sur France Inter nous rendent toujours plus intelligents, plus sensibles, plus soucieux du monde et plus respectueux des autres. La lecture de ses deux derniers ouvrages La voyageuse de nuit (Grasset) et ses conversations avec Christian Boltanski (Flammarion) nous grandit tout autant. Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du Soir, partage avec nous sa passion pour Laure Adler et son engagement permanent pour la culture, quelque jours avant de converser avec elle sur la scène de Bozar.

© Bozar

Bonjour Béatrice Delvaux. Le 14 octobre, vous interrogerez une grande intellectuelle qui du Cercle de Minuit sur France 2 à L’heure bleue sur France Inter, a interviewé les grandes figures de la scène culturelle hexagonale. Selon vous, de quoi Laure Adler est-elle le nom ?

Elle est le nom de la gourmandise et de la passion pour la culture sous toutes ses formes. Elle la rend jouissive et nous donne des clés pour mieux vivre, pour mieux ressentir. Une passion contagieuse et une aide à la découverte. Elle incarne comme personne la fonction journalistique de passeur.

Laure Adler privilégie le temps long pour ses entretiens, chose suffisamment rare à notre époque, dominée par le rythme effréné des réseaux sociaux. Peut-on concilier les deux ?

Il faut des gens comme Laure Adler et comme les invités qu’elle interroge pour faire connaître et faire en sorte que les réseaux sociaux diffusent autre chose que des simplismes. Ils peuvent être aussi de grands propagateurs de culture. Le volume d’échanges de podcasts, par exemple, atteste que les réseaux sociaux peuvent aussi diffuser des moments de culture. Il ne faut donc pas voir les choses de manière binaire : les médias sociaux peuvent contribuer au développement de la culture. Et il est très important qu’il y ait des institutions qui continuent à accueillir les artistes, et des journalistes qui puissent les interroger et les promouvoir, comme le fait si bien Laure Adler. Elle a une manière bien à elle de faire parler les gens qui est très contemporaine et très intime. Et un talent inouï pour rendre les choses complexes très abordables.

Comme elle le fait dans son livre d’entretiens avec Boltanski, un témoignage précieux puisqu’il nous a récemment quitté…  

Tout à fait. Boltanski est un artiste qui m’émeut énormément et dont l’histoire m’a profondément touchée. J’ai été fascinée par la manière dont il a pris conscience de sa vocation d’artiste. Il a découvert son propre talent en étant coupé du monde à la fois en raison de sa personnalité et de la Shoah. Celle-ci lui a donné la capacité d’exprimer la souffrance d’une manière très puissante. À travers les outils transactionnels qu’il utilise pour transmettre l’émotion, le désespoir, le rapport à la mort, à la solitude, à la violence ou à la cruauté, il a trouvé une esthétique à la fois extrêmement banale et puissante. Récemment, Michel De Muelenaere, l’un des journalistes du Soir, accompagné du photographe Roger Milutin, a fait un reportage sur un gigantesque amas de déchets résultant des inondations dans la Vallée de la Vesdre. Il a fallu 7 minutes de vidéo pour filmer dans sa totalité le tas de déchets amassés sur un bras d’autoroute inutilisé. Cet amas, qui reflétait la vie des gens mise en pièces par la violence des flots, me rappelait les œuvres de Boltanski parce qu’il symbolisait à la fois une grande désolation mais aussi la marque de la vie. Cela n’a l’air de rien mais ces petites choses auxquelles on tient, comme un tissu qu’une grand-mère a remis à sa petite-fille ou des cadeaux offerts au berceau et que l’on a conservés précieusement, sont soudain perdus pour toujours. Et l’on est alors privé à tout jamais de son passé. Ces déchets constituent une œuvre contemporaine sui generis et m’ont rappelé Boltanski, qui lui aussi documentait le passé. Les gens avaient donc produit du Boltanski sans le savoir. J’ai alors réalisé à quel point cet homme avait compris le réel en en faisant de l’art.

Cette exaltation de la vie n’est-elle pas un point commun entre Boltanski et Laure Adler, qui dans La voyageuse de nuit s’emploie à réhabiliter et à célébrer la vieillesse alors que la société s’évertue à la déprécier et à la dissimuler ?

Je trouve incroyable que cette femme qui incarne la féminité, qui a connu la puissance, la proximité du pouvoir, et dont on aurait pu croire qu’elle aurait cherché à dissimuler son âge, a au contraire consacré un livre sur sa vieillesse, en la regardant en face et en s’exposant. J’ai trouvé sa démarche extrêmement audacieuse, humble et généreuse. Laure Adler rend justice aux personnes âgées face à « une société réactionnaire, violente et méprisante envers ses vieux ! ».  En substance, elle dit qu’il n’est évidemment pas agréable de vieillir mais qu’en même temps, l’âge peut être un ferment de la création. Elle présente la vieillesse comme un moment privilégié où elle peut se concentrer sur des choses qui lui tiennent vraiment à cœur. C’est un très beau livre de dénonciation mais aussi d’affirmation de la force de la vieillesse.  

En qualité de journaliste, constatez-vous également l’ostracisation de la vieillesse ?

J’en vois en tout cas deux signes majeurs : l’un sociétal, l’autre familial. D’une part, on a voulu régler le problème des travailleurs âgés en faisant d’eux des prépensionnés, en les excluant du monde du travail. On omet ainsi de reconnaître la spécificité de leur contribution à travers leur expérience et leur capacité à transmettre des expertises manuelles ou intellectuelles mais aussi des valeurs, ce qui est très révélateur de notre société. D’autre part, nous avons tous tendance à considérer que nos parents âgés deviennent une charge. Autrefois, les personnes âgées étaient intégrées dans le cénacle familial, on les accompagnait, ils mourraient chez eux… Vivre avec les siens et mourir chez soi, c’est tout de même quelque chose de précieux. Aujourd’hui, on laisse mourir les siens dans des maisons de retraite. La pandémie a bien mis en exergue cette violence exercée à l’encontre des personnes âgées.  Comme on ne pouvait plus du tout aller les voir, on a dû se résoudre à les laisser mourir seuls. Et cela a bien mis en évidence ce que nous refusions de voir mais qui existait bien évidemment avant la pandémie : la maison de retraite n’est pas une solution très heureuse pour terminer sa vie.  Là aussi, nous avons des réflexions à mener. D’ordinaire, les personnes âgées se taisent mais Laure Adler au contraire parle de la vieillesse et au-delà d’elle-même, elle livre une véritable enquête et fait partager des expériences différentes de la vieillesse.

Qu’est-ce qui pour vous rend Laure Adler si singulière ?

C’est une femme qui dit les choses avec une grande sincérité. Il est très rare que des gens de pouvoir renoncent à leurs fonctions et expliquent pourquoi ils l’ont fait. Elle, au contraire, a dit tout le bonheur qu’elle a ressenti en quittant la direction de France Culture, et en réexerçant son métier de base. Elle raconte même que lorsqu’elle a annoncé sa décision à son PDG, celui-ci lui a dit : « Mais enfin Laure, on ne quitte pas un poste de direction pour redevenir une journaliste lambda, personne ne va vous croire quand vous direz que c’est vous qui avez voulu quitter ce poste de pouvoir. » Cela m’a parlé parce que lorsque j’ai moi-même pris la décision de quitter mon poste de rédactrice en chef du Soir, mon directeur de l’époque m’a demandé comment j’allais faire pour redevenir journaliste au même titre que mes collègues. Je le sentais extrêmement désemparé. Comme s’il ne pouvait pas concevoir que je puisse revenir à mon premier métier de base sans que cela signifie une forme de déchéance professionnelle. Cette similitude entre la décision de Laure Adler et la mienne, mais aussi entre les réactions de nos directeurs respectifs, m’a frappée. Contrairement à ce qu’ils ont cru, il n’y a pas de trajets vers le haut ou vers le bas, il n’y a qu’un trajet vers soi-même qu’il faut faire de la manière la plus juste et la plus sincère qui soit. Il y a beaucoup d’autres vies que celle du pouvoir.