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Philippe Sands : le droit au chevet de l’Humanité

Entretien avec Béatrice Delvaux

Avocat franco-britannique spécialisé dans la défense des droits humains, professeur de droit au University College de Londres, Philippe Sands est également l’un des auteurs les plus influents de notre époque. Avec Retour à Lemberg et La filière (Albin Michel), il a signé deux ouvrages majeurs qui rappellent par le récit historique l’importance contemporaine des droits humains. Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du Soir, conversera avec lui à Bozar le 15 novembre. Elle évoque ici son admiration pour ce témoin exceptionnel de notre temps.

Comment définiriez-vous Philippe Sands ?

C’est un homme qui fait œuvre utile. Retour à Lemberg est pour moi un livre passionnant où la vie réelle produit une trame inouïe. En allant faire une conférence à Lvov, la ville natale de ses ancêtres, il découvre non seulement leur histoire mais aussi celle de deux avocats éminents, Raphael Lemkin et Hersch Lauterpacht, présents au Procès de Nuremberg, liées à un haut dignitaire nazi – responsable de la mise en place de la Solution finale et donc de la mort de la famille de Sands et des deux juristes. La prouesse de Philippe Sands est d’avoir fait de son histoire personnelle un récit universel, qui nous oblige à être plus exigeants avec le présent. Je me rappelle avoir lu le livre alors que des polémiques étaient apparues en Belgique autour du Pacte du Marrakech, qui visait à réguler les mouvements migratoires mondiaux. Un parti du gouvernement fédéral de l’époque a profité de cette actualité pour attaquer les fondements de la Convention de Genève, qui protège les individus contre les régimes bafouant les droits humains, et fixe les règles régissant le statut de réfugié. Et donc, à l’époque, j’ai utilisé à plusieurs reprises des passages de son livre qui relatent l’élaboration des principes du droit international en matière de protection des personnes et expliquent toute leur cruciale importance.

Parce que le récit de l’histoire éclairait pour vous les événements récents ?

Oui, car ce livre est bien plus que la reconstruction d’une histoire familiale puisque Philippe Sands croise celle-ci avec le destin des familles de deux grands avocats polonais à l’origine de deux dénominations cruciales – le génocide et le crime contre l’humanité – et de législations internationales déterminantes, pour en faire au final un ouvrage consacré aux droits humains. Il souligne ainsi que les règles internationales protégeant les individus sont nées en réponse à la réalité nazie et qu’elles avaient précisément vu le jour pour éviter la répétition de l’horreur. Le livre, évoquant notamment le Procès de Nuremberg, rappelle aussi pourquoi il est important de juger des gens qui ont commis des actes abjects et la vertu collective du procès. En particulier des procès qui ont un profond retentissement dans la société, comme celui des attentats du 13 novembre 2015. J’ai donc beaucoup d’admiration pour Philippe Sands, à la fois journaliste d’investigation exceptionnel, journaliste conteur et avocat qui défend de grandes causes internationales. C’est une prouesse : servir l’histoire contemporaine grâce au passé. La filière, son livre suivant, poursuit dans la même veine. Il se lit comme un thriller mais il réunit là aussi des talents de conteur, d’investigateur et de contributeur de l’histoire puisqu’il nous fait découvrir des filières d’exfiltration de criminels nazis qui se sont organisées après 1945 dans les cénacles du pouvoir, au Vatican notamment. C’est un homme qui excelle aussi dans d’autres formes d’expression artistique : il a réussi à créer un spectacle musical autour de Retour à Lemberg, intitulé Est West Street : a Song of Good and Evil, présenté à Bozar en 2019, et a écrit un podcast passionnant pour la BBC  autour de La filière, dont l’adaptation française est disponible sur France Culture. Ce sont des œuvres rares, dont on sort plus érudits, en ardents défenseurs des droits humains.

Le respect des droits humains est aujourd’hui mis à mal à travers l’Europe par certains mouvements souverainistes, qui se refusent à condamner les régimes violant ces droits, au motif que cela ne nous regarderait pas…

Lorsqu’on estime que les droits humains ne sont pas l’affaire de tous, on accepte d’entrer dans une logique de renoncement. Cela me fait penser à la situation des migrants soudanais menacés de torture que la Belgique a renvoyés chez eux en 2017 et à la réaction qu’elle a provoquée dans les semaines qui ont suivi. À l’époque, Luc Dardenne m’avait téléphoné pour proposer au Soir la publication d’une Carte blanche qu’il rédigeait avec son frère Jean-Pierre, pour dénoncer une atteinte aux droits fondamentaux. Et je crois qu’effectivement, nous ne pouvons rester muets. Toute infraction aux droits humains que l’on permet, peut un jour nous viser nous, c’est pour cela que nous en sommes tous les gardiens au quotidien. Les livres de Philippe Sands montrent d’ailleurs concrètement à quel point le droit est un outil de protection nécessaire : ce n’est pas une leçon de morale qu’il nous donne à lire, mais une histoire incarnée, avec des personnages qui nous touchent. Et ses prises de parole publiques, lors de la présentation de ses livres, relèvent pour moi d’une mission tout autant indispensable. Je suis aussi très impatiente de l’entendre sur les conflits actuels entre les dirigeants polonais, l’Union européenne et les autres États membres à propos de la manipulation de la justice et l’État de droit. Les écrivains, les artistes, les journalistes, les institutions culturelles doivent sortir de leurs murs pour atteindre le grand public afin de lui permettre d’entendre un autre discours que les simplifications des thèses complotistes ou des mouvements anti-démocratiques nourrissant certains réseaux sociaux. Alors que nous pensions, à tort, que les valeurs démocratiques étaient une fois pour toutes acquises dans nos pays, nous devons aujourd’hui refaire leur publicité pour toucher les gens, pour qu’elles leur parlent à nouveau. C’est ce que fait si bien Philippe Sands.