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Prokofiev, ou le sacre après le printemps

Sergueï Prokofiev est un compositeur au parcours unique, en ce qu’il n’a cessé de se réinventer, au fil de ses voyages de continent en continent, afin de se trouver une place dans un monde musical qui lui était hostile. Finalement, il est désormais une institution dans les programmes des salles de concert, et reçoit peut-être plus de succès qu’il n’en a trouvé de son vivant. Comment pourrait-on expliquer cette popularité tardive? Qu’est-ce qui le rend si spécial aujourd’hui?

Avant tout, Prokofiev est le produit d’une période musicale houleuse, à cheval entre modernité et classicisme. Issu d’une famille très aisée dans l’Ukraine actuelle, soutenu dans la composition dès son plus jeune âge par sa mère pianiste amatrice, Prokofiev commence son apprentissage au Conservatoire de Saint-Pétersbourg en 1904, à l’âge de 13 ans. À cette époque, les conservatoires russes sont de fervents défenseurs de l’héritage traditionnel romantique, représenté notamment par Tchaïkovsky. La musique occidentale moderne, comme celle de Debussy, Ravel, et plus tard de Schoenberg et Stravinsky, ne fait certainement pas partie du cursus, ce qui n’empêche pas les étudiants de s’y intéresser.

Dès 1908, Prokofiev participe aux soirées de musique contemporaine, des récitals réguliers durant lesquels il se produira, parfois avec sa propre musique. Il y rencontre généralement un accueil favorable, même si ses performances face à un grand public, comme lors de la première de son Concerto pour piano no 2, ne satisfont pas les mélomanes russes. Au conservatoire, ses professeurs les plus importants, tels que Glazunov et Rimsky-Korsakov, sont des bastions de l’enseignement traditionnel, et n'apprécient pas particulièrement le jeune Prokofiev, qui finit son cursus de composition avec la mention « bien ».

Il n’est donc peut-être pas étonnant qu’il se tourne assez vite vers l’occident, et qu’il entreprenne dès 1913 des voyages en Europe. Cela lui permet de découvrir des pièces novatrices qui marqueront l’histoire de la musique, telles que le Sacre du Printemps de Stravinsky et Daphnis et Chloé de Ravel. Il rencontre également l’imprésario Diaghilev, une figure centrale de la création avant-gardiste du début du XXe siècle. Après avoir écouté le concerto pour piano no 2 de Prokofiev, il lui commande un ballet. Malheureusement, Diaghilev n’est pas convaincu par la musique que lui montre Prokofiev, qui transformera ce ballet avorté en sa Suite scythe op. 20.

Cette Suite scythe, œuvre symphonique de grande ampleur, devait probablement être la réponse de Prokofiev au Sacre du Printemps de Stravinsky. Dès les premières notes, stridentes, métalliques, la musique essaye de choquer. Le sujet utilisé, ce peuple antique du sud de la Russie que sont les Scythes, fait appel au même imaginaire primitif que Stravinsky utilise, légitimant ainsi l’aspect nouveau de la musique. Le résultat cependant n’est pas aussi convaincant en tant que manifeste artistique. En effet, si la musique est certes pleine de dissonances, ainsi que de longs passages fortissimo et d’ostinatos inquiétants, elle n’en reste pas moins structurée à la manière d’une symphonie traditionnelle en quatre mouvements, sans grands changement rythmiques, et avec des mélodies simples mais expressives. En conséquence, la Suite scythe est suffisamment hostile aux oreilles conservatrices pour être rejetée, mais pas assez intéressante pour les avant-gardistes pour être retenue dans l’histoire de la musique. Le scandale probablement désiré par Prokofiev, à en croire son autobiographie, ne fut donc pas atteint.

Cette œuvre exemplifie admirablement la démarche artistique de Prokofiev. On constate déjà un fort désir de se plier aux demandes du public, en modifiant et remodifiant son style et ses œuvres dans l’espoir de satisfaire, parfois à la limite de l’acharnement.

Si sa Suite est si comparable au Sacre, peut-être que Prokofiev essayait de s’inspirer de celle-ci telle une recette pour un nouveau style en vogue. S’y lit également cette alliance entre modernité et classicisme, synthèse des enseignements qu’il avait reçus. En effet, ses œuvres suivent très régulièrement des canons classiques, à la fois en termes de types d’œuvres (il a composé des symphonies, des concertos, des sonates, etc.) et de structure (forme-sonate, rondo, thèmes et variations).

Il continue à utiliser durant toute sa vie un langage tonal, sans jamais inclure de l’atonalité complète ou du dodécaphonisme dans ses œuvres. Pourtant, l’exécution de ces codes est résolument différente, voire moderne. Son langage musical est parfois désigné comme “néotonal”, en ce que les relations harmoniques dépassent les codes classiques. On remarque l’utilisation de relations chromatiques structurelles par exemple, inenvisageables en tonalité stricte, ou bien le décalage du rythme harmonique en fonction des couleurs et des instruments, créant parfois des couches presque polytonales dans son orchestre. Son orchestration profite de la plupart des nouveautés techniques des instruments, poussant chaque instrument dans ses extrêmes.

Même lorsqu’il compose dans le style néoclassique, comme dans sa Symphonie classique, où il demande un orchestre strictement classique, il profite des instruments modernes pour écrire des notes qui n’existaient tout simplement pas à l’époque classique, créant des couleurs inédites. Par exemple, dans cette même Symphonie classique, il emploie bel et bien deux flutes comme aurait pu le faire Mozart, mais il n’hésite pas à les faire régulièrement monter jusqu’au contre-ut, une note bien trop dangereuse et fragile sur des instruments du XVIIIe siècle. Prokofiev fait donc preuve d’une grande versatilité dans son écriture, ainsi que d’une grande maitrise des outils de composition, dans un style qui reste cohérent et reconnaissable dans différents contextes.

Conséquence ou cause de cette versatilité, la résilience que manifeste Prokofiev est également impressionnante. Il n’hésite pas à reprendre des pièces qui n’ont pas fonctionné, à les modifier, à adapter des pièces à un nouveau public. Compositeur  acharné, il travaille régulièrement sur plusieurs pièces en même temps. La Suite scythe est donc un exemple d’une telle réutilisation, étant le recyclage d’un ballet avorté. Les exemples de ce type abondent. À son arrivée en Europe, en 1923, il décide de réécrire sa Symphonie no 2 et sa Sonate pour piano no 5. Plus tard, il transcrit encore sa Sonate pour flute, op. 94 en Sonate pour violon, op. 94a. Même à travers les genres, il s’efforce à développer son style en fonction des demandes. Dès lors, après sa Symphonie classique, il écrit sa Symphonie no 2, aux sonorités rappelant la Suite scythe, à Paris, pour un public tellement habitué aux dissonances et au langage moderne qu’il abandonne tout classicisme pour cette nouvelle œuvre.

S’il s’adapte autant, c’est peut-être parce qu’il n’a jamais trouvé son public fidèle. Après sa fuite de l’URSS, il essaye tour à tour de trouver sa place aux USA, à Paris, et puis à nouveau en URSS, sans jamais trouver d’endroit idéal. En Amérique, il avait déjà été devancé par Rachmaninov, qui charmait les foules par son jeu pianistique impressionnant et ses compositions stylistiquement romantiques. Paris s'accommode déjà mieux de sa musique, mais il souffre de la comparaison avec Stravinsky, et il est souvent considéré trop classique.

Il reprend contact avec l’URSS pendant son séjour en Europe, peut-être à la recherche d’un public qu’il espère plus réceptif à la musique qu’il développe. En effet, il commence à se démarquer de ses contemporains par une recherche d’une “nouvelle simplicité”, ce qui intéresse a priori les autorités soviétiques, qui souhaitent imposer à leurs artistes le “réalisme social”, une idéologie esthétisante floue qui refuse par principe toute complexité. Après avoir été invité pour des tournées retentissantes de succès dans son pays d’origine, Prokofiev décide de retourner y vivre, et perd très vite le droit d’en sortir.

Malgré la réussite de sa tournée, sa musique est assez vite décriée par le régime soviétique, qui la considère trop bourgeoise et ne servant pas suffisamment les intérêts du régime. D’autres compositeurs restés là, comme Chostakovitch ou Myaskovsky, plus au fait des règles implicites du régime, et peut-être plus chanceux ou malins dans leurs entreprises, réussissent mieux à faire accepter leur présence dans le paysage musical soviétique. Prokofiev finit par mourir en 1953, le même jour que Staline, et même sa disparition sera occultée par les funérailles officielles en grande pompe de l’ancien dictateur.

De ce parcours que d’aucuns pourraient qualifier de tragique, retenons cependant la place qu’occupe maintenant Prokofiev dans notre monde musical. À travers des œuvres comme Pierre et le loup et Roméo et Juliette, sa renommée actuelle n’est plus à refaire. Peut-être est-ce cet équilibre subtil entre modernité et classicisme qui lui donne toute sa place aujourd’hui ? Ou bien est-ce la sincérité qu’il a pu trouver, à travers les compromis, les remaniements incessants, et sa hargne ? Il n’est finalement pas étonnant que nos salles de concert, dédiées en grande majorité aux compositeurs du passé, laissent une place importante à un compositeur qui s’est fait passeur de traditions musicales classiques, et nous parle encore. Il aura dû attendre après son printemps pour sa consécration, mais enfin, il aura trouvé son public.

Ruben Goriely (essai dans le cadre du Festival Prokofiev)