Publié le

Que peuvent apprendre l’un de l’autre l’art et la science ?

Après près de deux ans de résidences art&science, Bozar présente depuis le 6 mai l’exposition Colliding Epistemes regroupant des projets artistiques (dessins, peintures, œuvres vidéos, céramiques expérimentales...) issus d'un processus collaboratif au sein duquel des laboratoires en sciences et technologies se sont ouverts à l'invention artistique. Une série de projets destinés à se pencher sur des problématiques actuelles, réalisés dans le cadre de Studiotopia, qui a permis à des artistes et à des scientifiques de polliniser mutuellement leurs champs de compétences respectifs.

Fin 2020, la Commission européenne a lancé une nouvelle initiative remarquable. Avec le New European Bauhaus, elle entend donner un coup de pouce supplémentaire à la transition vers un cadre de vie et une société plus durables, inclusifs et esthétiques. Le clin d’œil au projet d’art, d’architecture et de design Bauhaus de l’époque de la République allemande de Weimar est évident.

Le premier Bauhaus était une réponse au grand traumatisme de la Première Guerre mondiale. Les artistes, les designers et les scientifiques voulaient tourner la page en démolissant les barrières entre les disciplines et en unissant leurs forces. Ils voulaient en finir avec l’individualisme débridé, qui s’était affirmé à l’échelle géopolitique à l’approche de la Première Guerre mondiale sous la forme du nationalisme.

© Philippe de Gobert

Cela résonne avec aujourd’hui, car nous vivons également une crise qui bouleverse profondément la société. Le collectif reprend de l’importance. Il en va de même dans le domaine des arts. Comme pour l’essor du modernisme il y a un siècle, Bozar se livre aujourd’hui à un exercice similaire avec, entre autres, Studiotopia : comment devenir véritablement un centre artistique du XXIe  siècle ?

En brisant à nouveau les barrières et en se concentrant encore plus sur la connexion et le dialogue. Cela devrait être explicite non seulement dans le monde de l’art, mais aussi en dehors de celui-ci. Comment les artistes contemporains perçoivent-ils la transition vers une économie et une société durables, telle qu’envisagée par l’ambitieux « Green Deal » de la Commission européenne ? Et comment peuvent-ils contribuer à ce monde meilleur, qui n’est pas seulement plus durable, mais aussi plus équitable, plus sain et plus beau ? La connotation utopique de Studiotopia devrait être évidente.

© Philippe de Gobert

On attend beaucoup de la science pour atteindre le Green Deal. La créativité est déjà une chose qui lie l’artiste et le scientifique. Dans les deux cas, elle suscite des idées nouvelles, originales et potentiellement révolutionnaires. Mais alors que chez les artistes, ces idées sont souvent au cœur d’un processus créatif fructueux, elles se retrouvent trop souvent à la périphérie de la pratique scientifique quotidienne. Bien que les chercheurs soient aujourd’hui plus que jamais encouragés à penser de manière interdisciplinaire et multidisciplinaire et à sortir des sentiers battus, ils passent la majeure partie de leur temps de travail et de leur temps libre dans un carcan étroit.

Et si une telle créativité dans l’esprit du scientifique avait toutes les chances de se déployer ? Et aussi : que se passerait-il si un artiste se voyait accorder la même liberté après avoir été totalement immergé dans le monde scientifique ? En bref, que se passerait-il si deux esprits créatifs issus de mondes très différents se rencontraient et passaient près de deux ans en tant que sparring-partners égaux pour stimuler l’imagination de l’autre ? Le résultat apparaît dans les œuvres d’art de Studiotopia, qui sont toutes le fruit de rencontres entre artistes et scientifiques. « Ce que les scientifiques et les artistes ont en commun, c’est qu’ils explorent tous le monde, mais à leur manière, avec leur propre langage et leurs propres moyens, qu’ils soient réels comme ceux de la nature et de l’univers, ou imaginaires », explique Sophie Lauwers, directrice-générale de Bozar. « La créativité joue un rôle très important dans ce domaine. Ce qui nous a frappés dans ce projet, c’est que les scientifiques en particulier en sont encore trop souvent inconscients. Certains participants ont trouvé que leur propre potentiel créatif était sous-exploité. »

Studiotopia avait pour but de réunir des artistes et des scientifiques et de les faire participer à des conversations spontanées et ouvertes d’esprit. Aucune hiérarchie n’était établie. Cela a conduit à une pollinisation croisée fructueuse dans deux directions. Comme le souligne encore Sophie Lauwers : « Grâce aux connaissances et à l’expérience du scientifique, les artistes peuvent alimenter leur réflexion sur des thèmes délicats mais socialement pertinents tels que la maladie, la pollution environnementale et le réchauffement climatique. Cela leur donne de l’énergie ainsi qu’une nouvelle inspiration créative. Mais rencontrer l’artiste et collaborer avec lui bouleversent aussi la perspective habituelle du scientifique. »

C’est ce qui est arrivé à Jean-Christophe Marine, chercheur en oncologie à la KU Leuven et à l’Institut flamand de biotechnologie (VIB). Sur la suggestion de l’artiste Sandra Lorenzi, il est allé voir des patients - qu’un spécialiste en recherche fondamentale comme Marine voit rarement - pour leur parler de leurs cellules tumorales pathogènes. Elle l’a persuadé de parler beaucoup plus souvent aux « personnes qui sont derrière la recherche », et surtout de les écouter davantage.

L’artiste taïwanais Kuang-Yi Ku s’est à son tour inspiré du laboratoire de la biologiste gantoise Sofie Goormachtig pour finalement appeler les plants de soja étudiés là-bas des « migrants » - tout comme lui - et pour commencer à travailler avec eux. « Ce genre d’idées inspire et génère des discussions éthiques. Il est vraiment fascinant de voir comment une discussion peut changer de cap sous l’influence d’une personne extérieure », déclare Sofie Bekaert, qui, outre la communication au VIB, coordonne également le programme Grand Challenges du VIB. « Dans le programme Grand Challenges, nous travaillons à l’envers. Au lieu de partir de développements internes, nous essayons d’identifier et de répondre aux besoins existants de la société - dans des sections spécifiques de celle-ci, par exemple - d’une manière profondément multidisciplinaire. De ce point de vue, Studiotopia était un test très intéressant pour les récits sur l’impact social de la recherche scientifique. » Le VIB (base de Jean-Christophe Marine et de Sofie Goormachtig) était le partenaire scientifique de Bozar dans ce projet.

© Philippe de Gobert

Mais Studiotopia, c’est bien plus qu’une simple sensibilisation à la recherche scientifique. Comme le précise encore Sophie Lauwers : « Nous défendons les beaux-arts. Le marketing scientifique n’est pas notre travail ni celui des artistes qui ont participé au projet. Toutefois, de par leur position d’outsiders créatifs, ils peuvent contribuer à "humaniser" la recherche scientifique complexe. » Le fait que les artistes participants aient bénéficié d’une liberté artistique totale signifie également que les recherches qui les ont inspirés ne sont pas toujours immédiatement reconnaissables dans leurs créations finales.

Sofie Bekaert a trouvé le processus qui a conduit à ces œuvres particulièrement intéressant. « Le programme de résidence permet aux scientifiques comme aux artistes de plonger dans l’inconnu. Là, ils sont confrontés à une forme inédite d’interdisciplinarité entre deux mondes très différents. » Le dialogue avec les artistes a poussé les scientifiques du VIB hors de leur zone de confort. « Cette situation entraînait régulièrement des réactions inattendues. Mais en même temps, les graines ont été semées pour que nos scientifiques regardent leurs propres recherches d’un point de vue entièrement nouveau. » Bekaert en est certaine. Pour les artistes aussi, les interactions avec les scientifiques ont fonctionné de manière innovante et ont stimulé leur créativité. Et Sophie Lauwers d’ajouter : « Cette interaction accroît la visibilité de l’art contemporain à caractère scientifique et renforce également le dialogue avec les parties prenantes et, bien sûr, avec le grand public. »

© VIB-Ine Dehandschutter

Oui, l’art et la science peuvent effectivement apprendre quelque chose l’un de l’autre. Quelle que soit la manière dont la rencontre a lieu, par le biais d’une main tendue ou d’un changement de perspective, elle encourage les deux mondes à proposer des idées toujours plus innovantes et à les développer. À ce titre, les artistes et les scientifiques contribuent à fortifier la société pour les grands défis de l’avenir proche. En unissant leurs forces, ils laissent entrevoir un avenir meilleur. Et en soutenant ces dynamiques pluridisciplinaires, les institutions culturelles deviennent des acteurs engagés du XXIe siècle.

 

Extrait de la publication finale de Studiotopia publiée en mai 2022. STUDIOTOPIA est cofinancé par le programme Europe créative de l’Union européenne.

Plus d’info sur la VIB (Vlaams Instituut voor Biotechnologie) et le VIB Grand Challenges Program sur https://vib.be/grand-challenges-program