La rencontre entre Yo-Yo Ma et Angélique Kidjo a de quoi surprendre au premier abord. D’un côté, un enfant prodige, né à Paris de parents chinois, débarqué à New York à l’âge de 7 ans, jouant devant le président Kennedy et, depuis, devant tous les puissants du monde, virtuose aux multiples récompenses, célébré mondialement pour ses interprétations de Bach. De l’autre, une diva africaine à la voix explosive, née à Ouidah, quelques jours avant l’indépendance du Bénin, ayant vécu à Paris et New York, creusant le sillon de Myriam Makeba et Celia Cruz. Pourtant, le duo qu’ils enregistrent pendant la pandémie de COVID 19 a tout d’une évidence. Blewu, grand succès de la chanteuse togolaise Bella Bellow disparue tragiquement en 1973, est porté par le tissage de l’archet et de la voix à tel point que la distance imposée par le confinement s’efface à l’audition.
Repris sur le disque au titre prophétique de Yo-Yo Ma, Notes for the future paru chez Sony en 2021, Blewu (« patience » en langue éwé) ouvre la voie d’un dialogue que les deux artistes poursuivent aujourd’hui sur scène, entourés du percussionniste David Donatien (compagnon de route de Bernard Lavilliers, producteur de Yael Naim) et du pianiste martiniquais Thierry Vaton. Ensemble, ils explorent les croisements, vieux de plusieurs siècles, entre musique classique et musique africaine. Le programme est conçu autour de la sarabande qui hante Yo-Yo Ma depuis plusieurs décennies. « Au cœur daleu répertoire de tout violoncelliste, il y a les suites pour violoncelle de Bach. Et au cœur de chaque suite, il y a un mouvement de danse appelé sarabande. »
Yo-Yo Ma attribue l’origine de cette danse, dont les premières mentions apparaissent en Andalousie à la fin du XVIe siècle, aux Berbères d’Afrique du Nord et en fait le symbole, du fait de ses différentes réappropriations en Espagne, en France et dans les Amériques, d’une mondialisation culturelle réussie. « Aujourd’hui, je joue Bach. Moi, un musicien américain né à Paris de parents chinois. Alors qui possède réellement la sarabande ? Chaque culture a adopté la musique, l’a investi de significations spécifiques, mais chaque culture doit en partager la propriété : elle nous appartient à tous. » De la zarabanda devenue sarabande, de l’Afrique à l’Europe et aux Amériques, les deux musiciens proposent de rebrancher les traditions, chacune avec son histoire et ses traits spécifiques, qu’il ne s’agit pas d’abolir, mais de connecter aux autres, en jouant, sans cesse, sur la frontière. Des sarabandes de Bach et de Händel, Zaïde, l’opéra inachevé de Mozart sur la traite négrière, mais aussi des créations contemporaines de Philip Glass, Summertime de Gershwin et Florence Price, l’une des premières compositrices symphoniques afro-américaines.
« Chanter avec un message donne du sens à ma vie ». A 63 ans, Angélique Kidjo a imposé sa voix sur les plus grandes scènes internationales, collaboré avec les étoiles de la pop (James Brown, Peter Gabriel, Carlos Santana), des musiques africaines (Myriam Makeba, Youssou’N Dour, Manu Dibango), du jazz (Diana Reeves, Cassandra Wilson, Branford Marsalis) et de la musique contemporaine (Philip Glass). Avec 17 albums et 5 Grammy Awards à son actif, dont les meilleurs albums de musique du monde pour Eve (2014), Sing (2015) enregistré avec l’orchestre Philharmonique du Luxembourg, Remain in Light (2018) et Mother Nature (2022), elle a été classée parmi les 100 personnalités les plus influentes du monde par Times Magazine.
La chanteuse a commencé sa carrière en Afrique de l’Ouest, dans le sillage du chanteur et producteur camerounais, Ekambi Brillant, avant de s’installer à Paris au début des années 1980, puis de rejoindre New York à la fin des années 1990, entrelaçant les rythmes ouest-africains de jazz, soul et R&B, salsa et merengue. Aux musiques de l’Atlantique noir qui ont bercé son enfance, elle rend régulièrement hommage, comme dans Celia, un album dédié au souvenir de la Cubaine Celia Cruz. « Quand j’étais enfant, j’ai vu Celia Cruz jouer au Bénin. Son énergie et sa joie ont changé ma vie. C’était la première fois que je voyais une femme puissante sur scène. Sa voix était percussive et ses chansons résonnaient mystérieusement en moi. Bien des années après, j’ai appris qu’elle interprétait des chants yorubas, amenées du Bénin à Cuba 400 ans auparavant. J’ai eu le sentiment de retrouver une sœur longtemps perdue de l’autre côté du monde. Comme moi, elle avait connu l’exil et elle était toujours fière de ses racines africaines. »
Porter haut la musique africaine tout en allant à la rencontre de l’autre dans toute sa diversité créatrice : tel est le message que porte Angélique Kidjo au fil de ses performances. Son timbre puissant se joue des frontières linguistiques et esthétiques. A l’invitation de Timothy Walker, le directeur artistique du London Philharmonic Orchestra, qui pressent que sa voix épousera parfaitement la musique classique, elle travaille La Lamentation de Didon de Purcell, puis collabore avec Philip Glass, qui compose Ifé : Three Yoruba Songs sur ses poèmes, créée à la Philharmonie du Luxembourg en 2014. Cinq and plus tard, Angélique Kidjo lui inspire The Lodger, une symphonie écrite à partir du dernier volet de la trilogie berlinoise de David Bowie, dont la première mondiale a lieu sous la direction de John Adams, avec le Los Angeles Philharmonic. La voix en majesté, l’orgue, les timbales : le compositeur salue « la créativité dans l’interprétation », une marque profonde d’Angélique Kidjo.
Du jazz à la création contemporaine, la chanteuse multiplie les incursions dans les genres musicaux les plus divers. En 2020, elle crée le récital Les mots d’amour avec le pianiste classique Alexandre Tharaud, une interprétation puissante et poétique de classiques de la chanson française – d’Edith Piaf à Dominique A. en passant par Charles Aznavour, Claude Nougaro et Serge Gainsbourg. Autres rivages, autres rythmes : Queen of Sheeba, son dernier album en duo avec le trompettiste virtuose Ibrahim Maalouf, propose une fusion originale entre afro-prop, jazz contemporain et musiques orientales. Sur scène, elle possède une « espèce d’évidence qui balaie tout sur son passage », témoigne Alexandre Tharaud. « Ce n’est pas une vague, c’est un volcan ! Aussi cash que dans la vie, elle ne masque rien et va droit au but. Dès les premières notes, on y va, sans se poser de questions ».
Sa voix, Angélique Kidjo n’hésite pas à la mettre au service de causes sociales et politiques : le combat contre le racisme, pour la mémoire de la traite et de l’esclavage, la défense des droits des Afro-américains, la marche des femmes contre Donald Trump au lendemain de son élection à la présidence des États-Unis, l’engagement pour l’éducation des jeunes femmes africaines avec sa fondation Batonga. Celle qui, enfant, rêvait de devenir avocate spécialiste des droits humains est aussi ambassadrice de l’UNICEF depuis 2002.
Tisser en musique un dialogue entre les cultures pour lutter contre l’âpreté du monde : le message d’Angélique Kidjo résonne étrangement avec les expériences menées depuis plus de 20 ans par Yo-Yo Ma et le Silk Road Ensemble. C’est à Paris, auprès de ses parents musiciens, que Yo-Yo Ma débute son apprentissage du violoncelle, avant de rejoindre New York et la Juilliard School. Il passe aussi par Harvard, où il obtient un diplôme en arts libéraux et se passionne pour l’anthropologie. Dans les années 1980, il explose sur les scènes internationales, en solo ou en formation de musique de chambre avec des partenaires comme Isaac Stern, Emmanuel Ax ou Gidon Kremmer. Depuis, sa carrière se déploie dans les institutions les plus prestigieuses : il a enregistré 120 disques, gagné 19 Grammy Awards, joué devant 9 présidents américains, obtenu d’innombrables récompenses dont le National Medal of Arts, la plus haute distinction artistique aux États-Unis. En 2006, il a été nommé messager de la paix des Nations Unies et il fait partie, comme Angélique Kidjo, des personnalités les plus influentes du monde selon Time magazine.
Car le monde de Yo-Yo Ma ne se limite pas à la musique savante où il excelle. Convaincu que la culture doit « construire des ponts, pas des murs », il crée en 1998 le Silk Road Project, qui donne naissance deux années plus tard au Silk Road Ensemble. Son idée est simple : montrer que la globalisation peut être plus qu’un rouleau compresseur culturel, en offrant à des musiciens du monde entier la possibilité de jouer ensemble. « Mes voyages musicaux ont renforcé ce point de vue », explique-t-il. « Ce que j’ai découvert, c’est que les interactions nées de la mondialisation ne détruisent pas seulement la culture ; elles peuvent créer une nouvelle culture et vivifier et répandre des traditions qui existent depuis des siècles. Les choses les plus intéressantes se produisent parfois à la frontière. Là, les intersections peuvent révéler des connexions inattendues ». Il fait alors de l’histoire des routes de la soie, déjà mise à l’honneur par l’UNESCO, un modèle de collaboration culturelle, réunissant des musiciens issus des pays traversé par cet ancien réseau commercial. Après le West-Eastern Divan Orchestra fondé par Daniel Barenboim et Edward Said, le Silk Road Ensemble reprend le flambeau d’une diplomatie musicale humaniste et sensible, faisant de la musique une pratique commune et une source d’émotions partagées, au-delà des frontières politiques et culturelles.
Mais Yo-Yo Ma fait un pas de côté. La musique, si elle tend toujours à l’universel, ne peut se limiter à la musique classique occidentale. Le Silk Road Ensemble ne réunit pas seulement des musiciens européens, arabes, azéris, arméniens, perses, russes, indiens, mongols, chinois, coréens ou japonais. Il joue leurs musiques, chacun s’engageant à jouer avec l’autre, la musique de l’autre, et participe à l’invention d’un nouveau langage artistique. C’est de cette mise en commun de traditions différentes que naît le répertoire de l’orchestre. Depuis sa création, le Silk Road Project s’est enrichi d’un important volet éducatif, avec des interventions dans les écoles, le développement d’outils pédagogiques et la création d’un institut universitaire à Harvard. Les musiciens interviennent également régulièrement dans les prisons et dans les camps de réfugiés. En 2016, Morgan Neville porte à l’écran cet état d’esprit dans The Music of Strangers, un documentaire consacré aux musiciens du Silk Road Ensemble.
Cette croyance dans le pouvoir de la musique, comme vecteur d’empathie et d’émancipation, est également à l’origine du projet Bach initié en 2018. Deux ans durant, Yo-Yo Ma joue les suites pour violoncelle de Bach sur les six continents. Chaque concert comprend également un programme culturel conçu avec les représentants des communautés locales. La performance qu’il donne sur le pont Juarez-Lincoln qui enjambe le Rio Grande, à la frontière du Mexique et des États-Unis, constitue le temps fort de cette geste musicale. Plus récemment, il a lancé le projet Our Common Nature, qui prône une prise de conscience de l’environnement comme bien commun et futur partagé.
Jouer sur la frontière : l’image est hautement symbolique de cet effort de rapprochement des femmes et des hommes par la musique, comme de la volonté de décloisonner les univers esthétiques partagée par Angélique Kidjo et Yo-Yo Ma. Pourtant les deux virtuoses le savent bien, la musique peut servir autant à faire marcher les hommes vers la guerre qu’à construire la paix et défendre les droits humains. La musique n’est pas en soi bonne ou mauvaise, mais peut être investie de significations multiples. Toutefois, nous disent ces deux grands interprètes, qui sont aussi deux grands optimistes, elle est une force physique qui émeut et bouscule – et nous donne du sens. Une leçon que Yo-Yo Ma a retenue des femmes bushmen, comme en écho au message d’Angélique Kidjo : « Les Bushmen du désert du Kalahari dansent pendant des heures. Les femmes en cercle tapent dans leur main, entrent en trance. Quand je leur ai demandé, ‘Pourquoi faites-vous cela ?’ Elles m’ont répondu ‘Car cela nous donne du sens’. Leur réponse est devenue la mienne depuis cette époque ».
Anaïs Flechet (ce texte a été écrit pour le Philharmonie du Luxembourg)