Publié le - Maarten Sterckx

Dvořák et Janáček : deux icônes de la musique tchèque

Dans le cadre de la présidence tchèque du Conseil de l'Union européenne, Bozar braque ses projecteurs sur les grands compositeurs tchèques. La programmation fait la part belle à deux d’entre eux : Dvořák et Janáček. Mais qu'est-ce qui caractérise leur musique ? Existe-t-il une couleur locale typique ? Une « saveur » tchèque ?

L’émergence de sentiments nationaux

Au 19e siècle, la République tchèque que nous connaissons aujourd'hui n'existait pas encore. Elle faisait alors partie de l'empire des Habsbourg, qui comprenait aussi l'Autriche, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, la Serbie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine actuelles. Cet État multiethnique, riche de nombreuses cultures et langues, a vu naître des sentiments nationalistes parmi les différents peuples qui le constituaient. Ce phénomène s’est renforcé au sein des minorités lorsque la Hongrie et l'Autriche ont acquis plus de pouvoir avec l'établissement de la double monarchie en 1867.

Le premier compositeur tchèque connu pour avoir prêté des sentiments nationaux à sa musique est Bedřich Smetana (1824-1884). Il s’y livre principalement dans le domaine de l’opéra, où il met en musique de grandes histoires du passé, telles que des événements historiques ou mythiques. Paradoxalement, Smetana ne se sent pas tenu de bouleverser le langage musical : il continue à composer dans le style germanique, marchant dans le sillage de compositeurs tels que Beethoven et Schubert.

Antonín Dvořák © GR-DR

Dvořák : un pied dans chaque tradition

Antonín Dvořák (1841-1904) est aujourd'hui le plus connu des compositeurs tchèques. Tout comme Smetana, il recherche une expression artistique tchèque dans la combinaison de sujets patriotiques anciens avec un style musical moderne. L’influence de Beethoven, Brahms ou Wagner s’y fait entendre. Néanmoins sa production se compose essentiellement de musique instrumentale, notamment de quatuors à cordes et symphonies. Pour teinter ses œuvres d’une couleur tchèque, il se tourne vers la musique folklorique. Ce répertoire ne lui est pas étranger puisque pendant sa jeunesse il a tenu la partie d’alto dans un petit orchestre de village, où il a pu goûter aux danses bohémiennes locales.

Sa Suite tchèque nous donne un bon exemple de musique teintée de couleurs nationales.

On peut y entendre l’évocation d’une cornemuse tchèque dans le premier mouvement, ainsi que des danses comme une polka, une sousedská et un furiant. Les danses stylisées sont une constante dans sa production.

Des danses de Bohème peuplent aussi les Treize impressions poétiques, op. 85. Cette série de miniatures programmatiques pour piano est peut-être l'une des œuvres les plus sous-estimées de Dvořák. Elle le poussera d’ailleurs à reconnaître que « cette fois, [il n'est] pas seulement un compositeur absolu, mais aussi un poète ». Dans cette œuvre, Dvořák exige du pianiste une grande habileté technique, mais aussi un sens subtil des nuances. Écoutez les premières mesures de la troisième pièce. N’avez-vous pas l’impression d’entendre le style impressionniste de Debussy ?

Le Treizième Quatuor à cordes, écrit en 1895, est sans doute le meilleur exemple de la proximité du compositeur avec l'esthétique allemande. Stylistiquement – mais pas temporellement – on flirte avec les derniers quatuors à cordes de Beethoven.

Leoš Janáček à la Villa Bertramka à Prague (1928) © Musée de Moravie

Janáček et l’aube de la modernité

Leoš Janáček (1954-1928) n’a que dix ans de moins que Dvořák, mais sa musique s’inscrit dans un cadre esthétique complètement différent. Alors que le premier est un enfant du romantisme, le second est déjà fermement ancré dans le modernisme du XXe siècle – du moins en ce qui concerne ses œuvres plus tardives. Janáček ne commence à composer de manière remarquablement progressiste qu'à l'âge de cinquante ans. S'il s'en tient toute sa vie à un cadre tonal, il y injecte constamment les influences modales de la musique folklorique morave. Il se constitue une collection de musique folklorique dans laquelle il puise des idées musicales, annonçant ainsi le Hongrois Béla Bartók. Il enrichit son vocabulaire musical de structures répétitives persistantes, de progressions harmoniques étranges et de tableaux sonores ambitieux. On peut donc dire que sa musique oscille entre le romantisme et la modernité.

Leoš Janáček en compagnie des membres du Comité de travail pour le chant national tchèque en Moravie et Silésie, à Strání (1906) © Musée de Moravie

Cette saison, Bozar vous invite à découvrir sa musique de chambre d’un peu plus près. Le compositeur a laissé derrière lui une œuvre pour piano très réduite, mais de grande qualité. Outre son cycle Sur un sentier recouvert, la Sonate pour piano « 1er octobre 1905 » est également très belle. Le titre de l'œuvre fait référence au jour où le compositeur assista au meurtre d’un ouvrier lors d’une manifestation. Janáček fut profondément choqué par cet événement. Son exigeante Sonate pour violon mérite également d'être découverte.

L'amour joue toujours un rôle prépondérant dans la musique de Janáček. En témoigne son Deuxième Quatuor à cordes, surnommé « Lettres intimes », écrit pour sa bien-aimée. Leoš était obsédé par Kamila Stösslová, une femme mariée, de près de quarante ans sa cadette. Si ses sentiments n'étaient pas réciproques, il dédia à la jeune femme plus de 700 lettres d'amour au cours de la dernière décennie de sa vie. C'est dans cette musique que le véritable style de Janáček s'épanouit. Comme nul autre, le compositeur parvient à faire entendre ses sentiments chahutés dans un style moderniste. Il brise la ligne mélodique de façon magistrale et à plusieurs reprises par des entrées et des sorties inattendues. Des harmonies dissonantes interrompent également le discours musical romantique.

 

Kamila Stösslová et son fils Ota en 1917 © Musée de Moravie

Comme le montre cet article, il n'est pas évident de cerner une couleur locale particulière. Smetana s’est inspiré des grandes histoires nationales tout en les liant au style de la grande tradition germanique. Lui emboîtant le pas, Dvořák a entrecoupé son œuvre de danses bohémiennes, avec un résultat qui fait plutôt penser à Beethoven ou à Brahms. Janáček, lui aussi, a puisé son inspiration dans la musique folklorique, mais a réussi à la refondre dans un style très original et personnel.

Plongez-vous dans les sonorités tchèques de la saison de Bozar grâce à la playlist In Czech Lands.