Publié le - Tom Van De Voorde

La poésie comme espace hybride

La poésie est vivante. Non seulement sur le papier mais aussi en tant qu’expérience sensorielle et collective. Ce genre unique s’avère idéal pour explorer l’espace hybride où se rencontrent les différentes formes d’art. Cet automne, trois projets majeurs se profilent à Bozar, tous animés par cette quête d’une poésie là où on ne l’attend pas forcément.

Les idées et structures complexes ne sont pas esquivées, au contraire : elles prennent vie au travers de formes contemporaines, pour composer un tout à la fois fascinant et pertinent. À l’heure où la communication s’accélère, où les gestes se succèdent en glissements rapides et où l’attention se fragmente, la poésie nous rappelle à quel point le langage peut être intense – et comment les formes artistiques loin de s’enfermer, peuvent s’enrichir mutuellement. Au cœur de ce dialogue, la langue du poète persiste, précise, invoquant des espaces inconnus. Ces espaces-là nourrissent notre imaginaire et ouvrent notre réflexion sur l'art et le monde. 

I used to think I would grow up to be a person whose reasoning was deep,
instead I became a kind of brush.
I brush words against words. So do we follow ourselves out of youth,
brushing, brushing, brushing wild grapes onto truth.
- Anne Carson, Reticent Sonnet
Meet the Writer: Anne Carson   

Sur scène, un homme, assis, brode. Une caméra suit avec précision les mouvements de ses mains, projetés en grand sur un écran. Le crissement de l’aiguille dans le tissu, amplifié par des haut-parleurs, devient une présence sonore palpable. Un second écran montre les jambes et les pieds de danseurs. D’autres figures évoluent sur le plateau ou se glissent entre les spectateurs, leurs mouvements dialoguant avec les images projetées et les sons textiles. Au-dessus de ce tissage de gestes, d’images et de sons, s’élève la voix d’Anne Carson. La poétesse canadienne, installée au centre de la scène, lit ses textes. Ce dispositif pourrait paraître incongru et pourtant, l’ensemble fonctionne avec justesse. Le verbe, le mouvement, l’image et le bruit s’accordent harmonieusement.  

Anne Carson est l’une des voix les plus influentes de la poésie anglophone contemporaine. La poétesse canadienne s’est fait connaître par des classiques modernes tels que Autobiography of Red, The Beauty of the Husband ou Wrong Norma. Ce qui distingue son œuvre, c’est l’alliance de poésie, de prose, de théâtre et d’essai en une forme hybride singulière, nourrie à la fois par l’Antiquité classique et le canon littéraire moderne. 

Ses rares apparitions publiques font de cette soirée dans notre salle de concert un événement tout à fait exceptionnel (13 septembre). Carson y donne vie à son cycle de sonnets Possessive Used as Drink (Me) : A Lecture on Pronouns. Ces poèmes explorent la manière dont les pronoms façonnent nos relations, nos identités et nos désirs. Entre grammaire, poésie et philosophie, ils se déploient en méditations intimes sur le langage et la notion de possession. La langue y est envisagée comme un corps mouvant, un élément fondamentalement humain. « Considérez-vous votre salive comme quelque chose que vous possédez, que vous pourriez vendre ? » est l'une des questions déconcertantes qu'elle pose.   

Par ailleurs, lors de sa « conférence », Anne Carson médite sur Marcel Duchamp, Gertrude Stein, Oscar Wilde ou encore Dieu. Ses poèmes mêlent habilement esprit conceptuel et humour. Lors de la performance, ils prennent une dimension nouvelle grâce au dialogue avec les autres artistes. Le second texte que Carson présentera, By Chance the Cycladic People, s’inspire de la civilisation grecque antique. Experte de l’Antiquité classique, Carson est traductrice de Sophocle et de Sappho, et a enseigné l’ancien grec pendant de nombreuses années à l’université. 

Les deux performances rassemblent différentes voix, dont l'artiste visuel Robert Currie, collaborateur de longue date d'Anne Carson, la danseuse islandaise Aðalheiður Halldórsdóttir, et l'artiste britannique James Merry, connu pour son art de la broderie et les masques qu'il a créés pour Björk. Pour cette rare représentation à Bozar, des danseurs bruxellois ainsi qu’un chœur s’y associent, apportant une dimension unique à l’événement. La soirée s’achèvera par un dialogue entre Anne Carson et les artistes, animé par la romancière et journaliste Annelies Beck.  

Dirk van Bastelaere meets John Baldessari  

Le poète et essayiste belge Dirk van Bastelaere, figure majeure de la postmodernité littéraire, puise dans l’œuvre de créateurs américains — Gertrude Stein, David Lynch, John Baldessari — une source d’inspiration déterminante. À la demande de Bozar, qui consacre cet automne une grande exposition rétrospective à Baldessari, Van Bastelaere s’est laissé imprégner par l’artiste, tissant un dialogue inédit entre poésie et arts visuels. 

Depuis des décennies, Van Bastelaere scrute l’œuvre de l’artiste américain. Après des années de silence éditorial, il compose une nouvelle série de poèmes. ‘Een revolver zonder vervolg, net als de volgende revolver’ se présente comme une méditation poétique et associative sur l’image, le langage et le sens. Partant de Californie — Hollywood et John Baldessari en figures culturelles emblématiques — le poète interroge la représentation et le rôle des médias. Par un foisonnement de références filmiques et des métaphores puissantes, ses vers restituent la confusion de la culture visuelle contemporaine. Une lecture en miroir de l’œuvre de Baldessari, qui élargit et approfondit notre regard sur la culture visuelle américaine dominante. 

Les poèmes paraissent dans une publication trilingue éditée par Bozar et Balanseer. L’ouvrage sera présenté lors d’une soirée spéciale à Bozar. Van Bastelaere y lira sa poésie et dialoguera avec Christophe Van Gerrewey, écrivain et rédacteur en chef du magazine d’art flamand De Witte Raaf, autour de Baldessari. La soirée sera également l’occasion de dévoiler un numéro spécial de De Witte Raaf consacré à Baldessari. 

Poetry meets Percussion  

Le 15 janvier 2026, Poetry meets Percussion propose une soirée musico-littéraire où trois percussionnistes dialoguent avec trois écrivains. Sihame Haddioui, Vieze Meisje et Loucka E. Fiagan frappent leurs mots avec force et malice. Ancrés dans la vie urbaine, leurs textes scrutent l’absurdité du quotidien tout en dénonçant les systèmes oppressifs — la tyrannie de la productivité, le racisme. Pour l’occasion, ils unissent leurs voix aux sons des percussionnistes, mêlant texte et rythme. Haddioui chante en français, Vieze Meisje en néerlandais, Loucka E. Fiagan en anglais.