Lorsque Gérard Grisey (1946-1998) conçut l’idée de Le Noir de l’étoile vers 1980, il regardait les mêmes étoiles que Pythagore, mais à travers le prisme de la science et de la philosophie modernes. Il écrivit à propos de l’harmonie des sphères :
« Que l’on n’en déduise pas cependant que je suis un adepte de la Musique des Sphères ! Il n’est d’autre Musique des Sphères que la Musique Intérieure. »
Gérard Grisey et le spectralisme
Grisey grandit durant les années turbulentes qui suivirent la Seconde Guerre mondiale et commença sa carrière musicale en tant qu’accordéoniste d’exception. Il se révéla également être un véritable intellectuel, fasciné par les sujets les plus divers, ce qui transparaît également dans ses œuvres. De plus, Grisey développa très jeune un profond sens religieux et considérait la composition comme un moyen d’exprimer sa foi en Dieu. À 17 ans, il écrivait dans son journal intime que Dieu symbolisait pour lui le rythme, le pouls de la vie et de l’amour. Il voulait donner à ce rythme une place importante dans sa musique.
Au cours de ses études, et en particulier grâce à ses contacts avec Olivier Messiaen et Henri Dutilleux, il développa un langage musical et une technique en phase avec son époque. Il critiquait la rigidité du sérialisme, par exemple, et comprenait le défi que représentait la musique dans l’ère post-sérielle : « La nouvelle musique semble avoir perdu toute sensibilité. Elle ne s’adresse qu’à notre intelligence. Le musicien sériel est plus un scientifique qu’un poète. »
Son langage musical évolua vers ce que nous appelons aujourd’hui le spectralisme, une musique prenant pour point de départ la physique du son et la recherche de nouveaux timbres et structures sonores. Le spectralisme recèle un paradoxe que l’on retrouve également dans l’œuvre de Grisey (et en particulier dans Le Noir de l’étoile). Les relations complexes entre les fréquences constituent un point de départ presque mathématique et de nombreux compositeurs ont recours à des calculs complexes pour prendre leurs décisions musicales. En même temps, la recherche de nouveaux sons est profondément sensorielle et axée sur l’expérience physique et la perception sonore. La musique spectrale possède également une dimension sensuelle.
Malgré sa fascination pour la science, Grisey recherchait donc un art humain, qui ne repose pas uniquement sur des principes mathématiques, mais qui puisse également toucher le musicien ou l’auditeur. En effet, Grisey était loin d’être un scientifique austère. Dans ses biographies, de nombreuses pages sont consacrées à ses nombreuses relations interpersonnelles, et en particulier à son attitude vis-à-vis de l’amour et de la sexualité. Il s’était marié en 1970 avec Jocelyn Simon, mais la monogamie ne lui convenait pas. Au fil des années, sa dévotion catholique avait cédé la place à d’autres passions, qu’il suivait avec un dévouement tout aussi spirituel.
Le Noir de l’étoile
Gérard Grisey n’appréciait pas le terme « spectralisme » car il mettait l’accent sur la hauteur des sons et l’harmonie. En 1979, il composa Tempus Ex Machina pour Les Percussions de Strasbourg, une composition dans laquelle aucune hauteur tonale n’est perceptible. Cette composition pour percussions met l’accent sur le rythme et la temporalité, et sera plus tard intégrée dans Le Noir de l’étoile.
La source d’inspiration de cette œuvre remonte au milieu des années 1980, lorsque Grisey était professeur à l’université de Berkeley en Californie. Il y fit la connaissance de Joe Silk, un astrophysicien qui l’initia au monde merveilleux des pulsars récemment découverts. Les pulsars sont des étoiles qui tournent à grande vitesse en émettant des rayonnements électromagnétiques. Sur Terre, ceux-ci sont perçus comme des impulsions rapides et régulières. L’idée qu’il existe, loin dans le cosmos, une impulsion atteignant la Terre après plusieurs milliers d’années était, bien sûr, stimulante pour un compositeur comme Grisey qui, durant sa jeunesse, avait considéré Dieu comme le rythme du monde. Grisey écrivit plus tard à propos des pulsars qu’il avait été immédiatement « séduit » par le phénomène et qu’il s’était tout de suite demandé, comme Picasso lorsqu’il trouva une vieille selle de vélo : « Que puis-je en faire ? ».
La première eut lieu aux Halles de Schaerbeek (alors en ruine) le 15 mars 1991, après une longue recherche et des négociations acharnées pour obtenir les fonds nécessaires, au cours desquelles Grisey aurait même cassé une chaise lors d’une discussion animée.
Structure
La première partie du Noir de l’étoile est constituée des pulsations accélérées et ralenties de Tempus Ex Machina. Grisey superpose six couches de tempo différentes, à l’image d’une note fondamentale composée de l’accumulation de différentes fréquences. À la fin de cette première partie, nous entendons pour la première fois un son provenant de l’espace, le pulsar Vela. Ces vibrations cosmiques donnent le ton à un nouvel épisode instrumental dans lequel on entend à nouveau des processus complexes de changement de tempi. Chez Grisey, le temps est élastique et contraste avec la régularité apparemment éternelle du pulsar. Au fil du temps, un autre pulsar apparaît dans l’électronique, qui résonne brièvement sans être perturbé avant que les percussionnistes ne reprennent le dessus. Dans le troisième et dernier passage instrumental, Grisey se concentre sur les instruments métalliques, introduisant ainsi un tout nouvel arsenal de sons. Le rythme gagne largement en irrégularité et la complexité atteint son apogée.
Le concert à Bozar
L’ensemble Ictus aborde cette partition extrêmement complexe en accordant une grande attention à la spatialité de l’œuvre et à l’expérience sensorielle. Le premier mouvement est souvent interprété avec énergie et puissance, mais dans cette version, les musiciens visent plutôt le raffinement et l’interaction entre les différents tempi. Ici aussi se développe un paradoxe intéressant. Les musiciens jouent accompagnés d’un métronome (via des écouteurs) pour permettre une synchronisation parfaite. Si cela peut sembler mécanique et inhumain, cette méthode de travail garantit la réalisation parfaite de la structure temporelle soigneusement élaborée par Grisey. Ainsi, les différentes couches de la musique interagissent mutuellement et génèrent les phénomènes acoustiques recherchés par Grisey. La précision mathématique conduit à l’enchantement sensoriel.