Publié le - Pieter Bogaert

Mahler et l’orchestration

Précision chirurgicale et palette sonore exceptionnelle

Le dimanche 14 avril, le Belgian National Orchestra et l’Orchestre symphonique de la Monnaie exécutent coude à coude la Sixième Symphonie de Gustav Mahler, sous la direction d’Antony Hermus. La nécessité de faire appel non pas à un, mais à deux orchestres, en dit long sur son caractère exceptionnel. Comparé à un compositeur tel que Mozart, dont nous entendrons le Concerto pour piano n°23 en première partie de cette soirée, Mahler exige un effectif orchestral phénoménal. Mais pourquoi ? Et comment le compositeur mobilise-t-il cet orchestre avec autant de précision ?

L’effectif orchestral du Concerto pour piano n°23 comprend, outre les cordes, une flûte, deux clarinettes, deux bassons et deux cors. Chez Mahler, l’instrumentation est nettement plus vaste.  Dans sa Sixième symphonie, chaque groupe d’instruments à bois se décline en pas moins de cinq instruments, parmi lesquels le piccolo, le cor anglais et contrebasson. S’y ajoutent une imposante section cordes, une vingtaine de cuivres, des harpes et un célesta. A propos de ces deux derniers instruments, Mahler a lui-même indiqué qu’il est préférable de les doubler. Enfin, les percussions ne comprennent pas seulement des timbales et une série de percussions « classiques » : Mahler n'hésite pas à faire intervenir aussi des sonnailles et un marteau.

Forme traditionnelle et caractère polyphonique

Pour cet effectif d'une telle ampleur, Mahler a composé une symphonie monumentale d’une forme identique à celle de ses symphonies les plus traditionnelles. Sa Sixième Symphonie se compose en effet des quatre mouvements habituels : un premier mouvement Allegro suivi d’un Andante moderato au tempo lent et d’un Scherzo et enfin, le Finale. L’ordre des mouvements intermédiaires est sujet à controverse : dans sa première partition, le Scherzo venait avant l’Andante, mais Mahler demanda finalement que l'Andante soit joué avant le Scherzo. Deux puissants coups de marteau résonnent sourdement dans le dernier mouvement. Il semble que Mahler souhaitait au départ cinq coups de marteau. Il changea rapidement d'avis et n'en retiendra que trois, allant jusqu’à enlever plus tard le dernier coup de marteau. Cette symphonie est souvent surnommée Symphonie « tragique », et selon Alma Mahler, son épouse, les coups de marteau résonnent aussi comme autant de signes prémonitoires.   

Mais pourquoi Mahler exige-t-il un orchestre d'une telle taille ? Pour le compositeur américain du XXe siècle Aaron Copland, Mahler était en avance sur son époque sur deux points : d’une part par la nature polyphonique affirmée de ses textures musicales et d’autre part par l’originalité de son instrumentation. Ces deux aspects sont en fait étroitement liés. Chez Mahler, l’instrumentation alimente tout autant la polyphonie que celle-ci nourrit l’instrumentation. Mahler s'inscrit ici dans l'ancienne tradition polyphonique sublimée par Bach, qui était pour lui un modèle, mais la polyphonie est ici exacerbée, à la mesure d'un orchestre romantique. L’effectif orchestral énorme mobilisé par Mahler donne au compositeur toute la latitude pour répartir les lignes et les motifs musicaux entre différents instruments ou combinaisons d’instruments. Cette approche se traduit par une incroyable myriade de sonorités orchestrales et une grande transparence polyphonique (après la création de la Sixième Symphonie, un critique a d’ailleurs écrit que l’œuvre se composait de « cuivres, toujours des cuivres et rien d’autre que des cuivres »). Mahler confie aussi des mélodies à des instruments souvent moins mis à contribution pour l'exécution de matériel mélodique. Le tuba basse exécute ainsi un court solo avant le début du finale.   

Beethoven réorchestré

Mahler estimait que seule l’imposant orchestre symphonique wagnérien pouvait restituer le maximum de couleurs de l’arc-en-ciel musical. Dans l’une de ses lettres, Mahler évoque sa vision de l’histoire de la musique. Il y voit une progression : avant Beethoven, le paysage musical était dominé par une musique de chambre primitive convoquant des émotions simples. Beethoven marque l’avènement d’une ère nouvelle, dans laquelle les transitions et les conflits entre diverses émotions jouent un rôle central. Cette vision nécessitait une palette de timbres plus riche et partant, un effectif orchestral croissant ainsi qu’une notation plus spécifique.  Il suffit de lire les partitions de Mahler pour voir qu’il fait savoir ce qu'il souhaite avec une précision quasiment chirurgicale, à grand renfort d’annotations détaillées.   

Empreint de cette vision de l’histoire de la musique, Mahler s’est ainsi lancé dans l’arrangement d’œuvres d’autres compositeurs. Il a ainsi réorchestré l’intégralité des symphonies de Beethoven et de Schumann. Il était en effet convaincu qu’un effectif orchestral plus important permettait de mettre au jour des strates musicales jusqu’ici enfouies. Il est vrai que du temps de Beethoven, les possibilités des cuivres étaient encore limitées. Mahler a donc réécrit certaines parties confiées aux cuivres. Ses interventions ne se limitent toutefois pas aux techniques de jeu. Dans son réarrangement de la Neuvième Symphonie de Beethoven, Mahler libère ainsi les bassons de leur fonction de basse. Dans plusieurs passages, leur fonction devient plus mélodique. Dans ses propres compositions aussi, Mahler privilégie la ligne musicale au détail harmonique.  

Un culte de la laideur ?

Le public contemporain est habitué aux sonorités orchestrales de Mahler, mais pour les mélomanes aux alentours de 1900, son approche de l’orchestration avait quelque chose de révolutionnaire. Un critique de l'époque a ainsi qualifié de « culte de la laideur » cette nouvelle musique orchestrale. L’idiome musical de Mahler était à ce point différent qu’il a contribué en partie à l’accueil parfois mitigé réservé à sa musique. Par son traitement sophistiqué et tout en finesse de l’instrumentation, Mahler a cependant influencé l’exécution orchestrale de ses successeurs. On peut ainsi voir en lui un précurseur de la « Klangfarbenmelodie » qu’on retrouve entre autres dans la musique de Schönberg.

Mahler est aussi un des premiers compositeurs à avoir utilisé volontairement des indications dynamiques précises. Lorsque l’ensemble de l’orchestre attaque forte un passage bruyant, les instruments puissants couvrent les instruments par nature plus discrets. C'est donc avec une précision extrême que Mahler indique la dynamique appropriée pour chaque instrument, avec aussi l'idée d'influencer le timbre.  Le premier mouvement de la symphonie fait ainsi entendre, juste avant le chœur de cuivres, deux longs accords où les hautbois et les trompettes font jeu commun. Les trompettes se font progressivement plus discrètes à mesure que les hautbois gagnent en puissance - ce ne sont bientôt plus les cuivres que l'on entend mais les bois.

“Mijn god, dat ik de claxon vergeten ben! Nu kan ik nog een symfonie schrijven.”

Introspection

Avec sa Sixième Symphonie, Mahler ne nous donne pas seulement à vivre une expérience musicale d'une incroyable richesse. Cette formidable diversité - depuis les cordes et les cors au timbre velouté et aimable de l’Andante moderato jusqu'au finale où claironnent et retentissent les cuivres – sert la volonté de Mahler d'exprimer certaines idées. Dans beaucoup d’autres œuvres, il utilise des textes comme clés d'écoute, mais pour cette symphonie, les seuls indices nous sont donnés par la musique. Mahler lui-même ne reconnaît pas le surnom « tragique » donné à sa symphonie et écrit : « Ma Sixième va soulever des énigmes que seule une génération qui a absorbé et assimilé mes cinq premières symphonies, pourra résoudre. » Malgré son caractère imposant, cette symphonie est en fait une œuvre tournée vers le monde intérieur et empreinte de ruminations moroses – de Mahler ? Cette impression tient au fait que le matériau mélodique est difficilement mémorable et que la symphonie est plus introspective que certaines autres symphonies de Mahler d’envergure presque cosmique. Au lieu de cela, la structure et l’instrumentation ingénieuses sont là pour nous transporter et nous immerger dans la musique. Suivre le cours de cette musique fait d’un concert de Mahler une expérience passionnante et d'une rare intensité.

Avant de se consacrer exclusivement à la musique, Pieter Bogaert a étudié la physique à Cambridge et Oxford. Aujourd’hui, il poursuit une carrière de pianiste solo et dans des ensembles de musique de chambre. Il a également une grande passion pour l’art du lied et écrit de textes musicologiques.