Publié le - Lotte Poté

Mary Beard : l’Antiquité classique sans complexe

Entretien avec Annelies Beck

Le 7 avril, nous accueillerons dans notre salle Henry Le Bœuf une éminente personnalité : Mary Beard. Professeure à l’Université de Cambridge, elle est aussi une figure du petit écran et l’autrice d’innombrables ouvrages de vulgarisation de haut vol sur l’Antiquité. Nous avons posé quelques questions sur Mary Beard à Annelies Beck, grande admiratrice de son travail, qui devait initialement l'interviewer en décembre 2021.

La conférence de décembre a été reportée au 7 avril 2022. Mary Beard s'entretiendra avec Thomas Vanderveken à Bozar.

Bonjour Annelies. Dans deux semaines, vous interviewerez Mary Beard, une des sommités mondiales de l’Antiquité classique. Pourquoi cette place si importante dans cette discipline ?

Mary Beard est avant toute chose une professeure et une universitaire remarquable, une spécialiste de l’Antiquité classique et de la Rome antique, dont elle révèle souvent les liens avec notre époque. Ainsi, dans son dernier essai – Twelve Caesars: Images of Power from the Ancient World to the Modern –, elle raconte comment les figures de ces 12 empereurs romains ont continué à nous influencer au fil des siècles. À côté de cela, c’est aussi quelqu’un qui est capable de fournir au grand public des clés de compréhension du monde classique. Elle rejette aussi l’idée du caractère élitiste des études classiques et est au contraire convaincue que l’histoire nous aide à mieux comprendre le monde actuel, sans cependant tout ramener à cette conviction. Via des médias grand public comme la télévision et Twitter, elle essaie d’atteindre et d’intéresser l’audience la plus large possible.

Mary Beard est en effet une personnalité publique. Comment a-t-elle conquis ce statut ? Pourquoi est-elle si populaire ?

Si Mary Beard reste avant toute chose une spécialiste de l’Antiquité classique, elle s’investit aussi beaucoup dans notre monde actuel. Elle intervient ainsi depuis très longtemps dans des émissions télévisées. Mais si elle excelle dans ce qu’elle fait, c’est en même temps une personnalité peu conventionnelle : elle se fait entendre dans un domaine de spécialisation qui a été longtemps dominé par les hommes, c’est une femme d’un certain âge et son apparence se démarque clairement du look policé des figures féminines du petit écran. Elle n’attache jamais ses longs cheveux, ne se maquille pratiquement pas et s’habille comme elle en a envie. Bref, c’est une femme très « nature ».

Et elle est aussi éloignée de la représentation que l’on peut avoir de la profession…

Tout à fait, et c’est précisément cela qui la rend accessible. C’est un véritable don, comme on a pu le voir dans l’émission Dream School de Jamie Oliver : le principe est d’envoyer une série de spécialistes enseigner dans une « école difficile ». Beard s’est ainsi retrouvée avec des élèves qui n’avaient jamais fait de latin et qui avaient donc des préjugés à l’égard de cette langue morte. En commençant le cours en évoquant un tatouage de David Beckham, elle leur a fait prendre conscience qu’ils connaissaient et utilisaient déjà le latin. Elle a noué un très bon contact avec la majorité des jeunes et a même éveillé chez certains un vif intérêt pour le latin. Rares sont les professeurs qui s’y prennent de manière aussi intelligente.

Dans ses essais et ses émissions télévisées, Beard s’applique à montrer à quel point l’Antiquité classique demeure pertinente aujourd’hui. C’est une des cultures qui nous a influencés et elle nous tend surtout un miroir, en nous apprenant à identifier et comprendre les préjugés de notre époque. Pensez-vous que cette culture puisse vraiment nous ouvrir les yeux et nous aider à mieux comprendre le monde actuel ?

Ce lien entre l’Antiquité et notre époque est selon elle assez subtil. Rien n’est ni tout blanc ni tout noir, elle ne s’intéresse donc pas uniquement aux grands moments de l’histoire mais en analyse aussi les atrocités. Elle cherche toujours à nuancer les choses et insiste sur la nécessité de toujours replacer l’histoire et les faits historiques dans leur contexte. L’histoire n’est pas réellement le reflet de notre époque actuelle ou de notre vision des choses, mais elle nous permet de remettre en question le regard que nous portons sur le monde d’aujourd’hui. Cela vaut naturellement aussi pour l’Antiquité classique. Il est important de bien comprendre cette époque de l’histoire, ne serait-ce que pour réaliser comment elle est parfois mise au service aujourd’hui de certains discours. Beard saisit toutes les occasions de nous le rappeler.

Quel livre de Mary Beard conseilleriez-vous à ceux qui n’en ont encore jamais lu ?

Mary Beard est une excellente narratrice mais je pense que SPQR pourrait en rebuter certains vu son épaisseur. Dans ce cas, je ne peux que recommander Women and Power. Mary Beard est en effet une féministe très convaincue, mais sa réflexion est ici aussi des plus nuancées. Dans ce petit essai, elle explique pourquoi, selon elle, on ne considère toujours pas comme allant de soi le fait que les femmes puissent partager leurs opinions ou leur expertise, un phénomène dont les origines sont très lointaines. Elle revient par exemple sur le fait qu’on nous apprend depuis l’Antiquité que la voix d’une femme « porte moins » que celle des hommes et qu’une femme peut dès lors sembler moins convaincante. Cet « apprentissage » influence aujourd’hui encore la façon dont nous jugeons les femmes qui prennent la parole ou occupent des fonctions clés. Mais Mary Beard montre aussi qu’on peut s’opposer à cette vision dominante. Tout l’intérêt et toute la beauté de cet essai résident dans le fait qu’il fait le lien entre les expériences d’aujourd'hui et des exemples historiques tirés de sa propre analyse. Mary Beard participe en effet souvent à des débats sur Twitter, où elle se fait d’ailleurs souvent insulter. J’aimerais rappeler ici une célèbre anecdote à ce sujet. Après s’être fait éreintée par quelqu’un sur Twitter, elle a engagé un dialogue avec cette personne. Cela s’est terminé par un café et une amitié. C'est l’une des raisons pour lesquelles je l’admire tant : elle continue à dialoguer même avec des personnes qui ne partagent pas ses idées.  

Une dernière question : qu’est-ce qui fait de Mary Beard quelqu’un d’unique ?

Mary Beard est quelqu’un de décomplexé, elle reste toujours elle-même, elle sait ce qu’elle vaut et ne se laisse jamais intimider. En a-t-il toujours été ainsi ? Son parcours a peut-être été moins évident qu’on peut le penser aujourd’hui. C’est une question que j'aimerais lui poser le 13 décembre à Bozar.