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« Même en prison, on trouve la liberté »

David Wengrow et David Graeber dans Au commencent était…

Le 1er septembre, Bozar accueillera l'auteur et archéologue David Wengrow pour parler de sa dernière publication, The Dawn of Everything, récemment traduite en français sous le titre Au commencement était… Un ouvrage qu'il a écrit avec l'anthropologue et militant anarchiste David Graeber, décédé brusquement fin 2020.

Nous vous recommandons de lire ce livre. C'est un ouvrage incontournable de cette année. Même si vous n'êtes pas convaincu par les idées spectaculaires de David Wengrow et David Graeber, vous n'échapperez pas à l'envie de chercher des contre-arguments à leurs thèses déroutantes. Selon eux, la civilisation n'a pas commencé avec l'invention de l'agriculture, notre notion de liberté est liée à l'esclavage et c'est un Amérindien qui est à l'origine de l'Europe des Lumières.

David Wengrow enchaîne les interviews depuis la publication de Au commencement était… Le 1er septembre, il présentera à Bozar son livre au public. L'auteur sera seul : David Graber, qui a contribué au succès du livre, est décédé peu après l'achèvement de cet ouvrage historique.

David Graeber © Shutterstock

Au commencent était… remet en cause de nombreuses valeurs comme celles du philosophe du XVIIIe siècle Jean-Jacques Rousseau. Sa vision était la suivante : pendant près de 200.000 ans, l'être humain a vécu dans des petites sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs. Avec le développement de l'agriculture, la population s'est accrue, ce qui a entraîné la complexité, la hiérarchie, l'exploitation, mais aussi l'art et la philosophie. L’être humain à également perdu trois de ses libertés fondamentales : la liberté de se déplacer à sa guise, la liberté de ne pas accepter d’ordres et la liberté de choisir comment vivre avec son prochain. Selon Wengrow, cette théorie est non seulement fausse, mais aussi très persistante, ce dont témoigne le succès d’une œuvre tel que Sapiens de Yuval Noah Harari.

David Wengrow, professeur d’archéologie à l'University College London, a partagé son point de vue sur les origines des inégalités avec l'Américain David Graeber. En plus d'être un anthropologue, Graeber était également un activiste : en 2011, il avait mis sur pied la campagne Occupy Wall Street pour lutter contre les inégalités économiques en Amérique. Wengrow et Graeber avaient initialement l'intention d'écrire un petit pamphlet contre ces idées tenaces sur la civilisation, mais celui-ci devint rapidement une étude monumentale de plus de 700 pages. « Notre plus grande frustration a été de trouver un grand nombre d'études confirmant nos idées, alors que peu de chercheurs dans le domaine avaient contribué à leur synthèse. »

Reconstruction image of Kondiaronk © Francis Back

Les réponses aux questions de Graeber et Wengrow  sur les inégalités provenaient souvent de sources inattendues. Par exemple, ils ont découvert le philosophe et chef indien Kondiaronk, surnommé le Rat. Il appartenait à la population indigène des environs de Québec et échangeait des idées avec les missionnaires français. Ses conversations avec le gouverneur de la Nouvelle-France ont été publiées et le livre a rapidement occupé une place de choix dans les bibliothèques des philosophes des Lumières. Cette citation du livre en dit long : « J'affirme que ce que vous appelez argent est le démon des démons ; le tyran des Français, la source de tous les maux ; la malédiction des âmes et l'abattoir des vivants. L'argent est la cause première  de la luxure, de la lascivité, des intrigues, de la tromperie, du mensonge, de la trahison, de l’hypocrisie - de tous les pires comportements du monde ».

Des sources oubliées

David Wengrow explique que des sources comme celle de Kondiaronk tombent souvent dans l’oubli. C’est dommage, dit-il, car elles ont contribué de manière significative à la confrontation de différentes idées philosophiques sur la manière dont les sociétés sont organisées. « La grande idée des Lumières est que les individus sont capables de se gouverner eux-mêmes, sans engendrer le chaos. Qu’ils n’ont pas besoin d’un Dieu ou d’un roi pour cela. C’est une idée qui choque encore beaucoup de gens aujourd’hui. »

Au XIXe siècle, ces vues ont été rejetées qualifiées alors d’utopiques et de dangereuses, affirment David Wengrow et David Graeber. L’économiste français A.R.J. Turgot, par exemple, balayait cette vision des sociétés en prétextant qu’il s’agissait souvent de petites sociétés primitives et inférieures qui ne fonctionnaient que parce que tout le monde était dans une même situation de pauvreté. C’est ainsi qu’est apparue une pensée linéaire de l’homme, qui a d’abord été un chasseur-cueilleur, puis a commencé à domestiquer les animaux, et qui enfin a évolué grâce à l’agriculture et l’urbanisation vers la prospérité, mais en creusant les inégalités.

Ce schéma s’est avéré très tenace. Ceux qui plaident aujourd’hui pour une société plus égalitaire sont rapidement accusés de vouloir nous ramener à « l’âge de pierre ». « Lorsque nous expliquons que nos recherches montrent qu’il est possible de gouverner des sociétés complexes d’une manière beaucoup moins autoritaire, le mot "anarchie" se retrouve rapidement sur toutes les lèvres », confie David Wengrow. « L’anarchie n’est pas synonyme de chaos. C’est vivre ensemble sans violence ni coercition. Notre livre montre que, dans le passé, nos ancêtres ont tenté de manière tout à fait louable de faire les choses différemment d’aujourd’hui. »

Un étrange concept occidental

Ce que l’Occident définit comme « liberté » diffère grandement de la façon dont les populations des autres continents interprètent ce concept, écrivent Wengrow et Graeber, en s’inspirant des travaux du sociologue jamaïcain Orlando Patterson. « Nous acceptons d’être libres de toute captivité, libres de l’autorité d’un chef, mais nous ne nous soucions pas du fait que nos semblables soient dominés ou esclaves. La liberté occidentale est avant tout une liberté basée sur la propriété. La responsabilité de prendre soin et de partager, qui est essentielle à la liberté telle que définie par Kondiaronk, par exemple, a complètement disparu. »

« Nos libertés sont pour la plupart des libertés factices, mais les personnes qui exercent une autorité sur nous ont un pouvoir réel », écrivent Wengrow et Graeber. « On dénombre plusieurs cas de colons qui ont été capturés par des Indiens et qui, à leur libération, n’ont pas choisi de retourner dans la société occidentale. Cela nous a beaucoup touchés lorsque nous avons fait des recherches à ce sujet. »

David Wengrow & David Graeber (KALPESH LATHIGRA)

Une corde sensible

Au commencement était... s’est hissé à la deuxième place de la liste des best-sellers d’Amazon avant même la publication du livre à la fin de l’année dernière. Le livre est en cours de traduction dans de nombreuses langues. L’ouvrage a fait l’objet d’un nombre incalculable de commentaires.

« J’ai récemment lu une critique dans laquelle quelqu’un faisait remarquer que certaines personnes aujourd’hui en fuite ou emprisonnées dans leur propre pays trouvent toujours les moyens les plus ingénieux de conserver leur humanité », écrit Wengrow. « Elles continuent à exercer une activité artistique, même si elles courent de grands risques. Si des gens peuvent le faire aujourd’hui dans des conditions d’oppression extrême, pourquoi devrions-nous admettre, comme l’écrit Harari, que nous sommes condamnés à vivre dans une succession de transitions nous menant de cage en cage ? Ce n’est pas un instinct inné de l’homme de vivre comme un prisonnier. Même les personnes vivant dans une cellule trouvent souvent des moyens incroyables d’être libres. »

« C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles notre livre plaît à tant de lecteurs : le récit classique de l’histoire nous donne l’impression d’être insignifiants et incapables d’agir. Notre livre ne prescrit rien. Il ne fournit pas de recettes pour un avenir meilleur et ne nous dit pas où nous devons aller. Il essaie d’enlever la chaîne et le boulet attachés à notre cheville et de dire : 'Où que nous allions, nous ne devons pas emporter ce fardeau avec nous.' »

Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité de David Graeber et David Wengrow est disponible en français aux éditions Les Liens qui Libèrent.

Vous avez pu lire sur cette page une version abrégée d’une interview de David Wengrow parue dans le magazine Apache. L’article complet se trouve ici.