Publié le - Lalina Goddard

Transitions 

Entretien avec la gambiste Romina Lischka et la chanteuse Ghalia Benali

Il y a quelques années, vous avez présenté à Bozar A Call to Prayer. Vous voilà de retour toutes les deux sur scène avec un nouveau projet : Transitions. Musicalement, vous avez donc encore beaucoup de choses à vous dire, n’est-ce pas ?     

Ghalia Benali : J’ai fait la connaissance de Romina en 2012, lors des répétitions pour Allegory of Desire. C’était la première fois que je voyais et entendais « en vrai » une viole de gambe. J’ai ainsi vécu un moment tout à fait magique : un superbe instrument, joué par une jeune femme qui, cerise sur le gâteau, chantait de la musique indienne. Quand j’ai entendu Romina, j’ai immédiatement senti que nous parlions le même langage ; nous étions en connexion, malgré nos parcours musicaux différents.     

Romina Lischka : J’ai vécu ce moment de la même façon. Comme vous l’a dit Ghalia, en plus de jouer de la viole, je me suis aussi spécialisée dans un chant indien classique, le dhrupad. Et bien que nos voix soient très différentes, je m’étonne encore toujours de voir – et d’entendre – à quel point elles s’accordent. Ghalia me fait découvrir toute la richesse de la musique arabe, tout en donnant la réplique, intuitivement, aux mélodies du dhrupad et au répertoire occidental de la viole de gambe. On peut vraiment parler d’un enrichissement réciproque qui nous rapproche toujours plus l’une de l’autre.

 

Le kemençhe turc s’invite aussi au concert Transitions ?  

GB : La première fois que j’ai écouté Neva Özgen jouer sur son minuscule instrument à cordes, cela m’a fait exactement la même impression que quand j’ai découvert Romina et sa viole de gambe. J’ai été épatée par ces sonorités à la fois inédites et en même temps si familières. Neva et moi avons commencé à improviser ensemble et le courant est immédiatement passé. Malgré nos différences culturelles, j’ai aussi senti d’emblée qu’un lien musical très fort nous unissait.   

RL : Le père de Neva (Ihsan Özgen, ndlr) est par ailleurs lui-même un célèbre joueur de kemençhe. Pendant ce concert, Neva ne se cantonne donc pas à la musique turque du XVIIe siècle, elle interprète aussi quelques compositions de son père. Dans l’esprit de sa propre tradition musicale, elle improvise aussi au départ de pièces occidentales, telles que l’aria Erbarme dich de Johann Sebastian Bach.     

Ghalia Benali
© Folkert Uhde

C'est donc là l’esprit de Transitions ? Le lien entre l’Orient et l’Occident ?   

GB : Le titre « Transitions » évoque surtout ce que la musique évoque pour nous : la quête de ce qui nous lie, la recherche d’un terrain commun. En explorant mutuellement nos cultures musicales, nous enrichissons notre interprétation musicale et notre écriture.   

RL :  La simplicité et l’accessibilité de la musique arabe me parlent énormément. On a un peu l’impression que cette musique se limite à l’essence, alors que la musique occidentale est parfois plus complexe.  

GB : Et je suis à chaque fois étonnée par les multiples « strates » que recèle la musique classique occidentale. Les œuvres de Johann Sebastian Bach, par exemple, ont le pouvoir inouï de me submerger d’émotions, malgré toute leur complexité. En tant que musiciennes, nous sommes dans un processus permanent de transition, comme si rien ne pouvait mettre fin à la musique que nous créons ensemble, mais attention, notre musique est aussi en constante évolution.   

RL : Outre la recherche d’un langage musical commun, ce concert s’articule aussi autour de sept thèmes, avec la transition comme fil conducteur. Ainsi, dans différentes cultures, la mort n’est pas seulement une fin, c’est en même temps le début d’un renouveau. En ce sens, on peut également voir dans la mort une forme de transition. La transition joue aussi un rôle majeur dans le soufisme, la branche mystique de l’islam. Elle est symbolisée ici par la transe. En exécutant des mouvements et des textes répétitifs, parfois pendant des heures, les soufis croient vivre une transition spirituelle qui les rapproche de Dieu.    

GB : Prenez aussi Shahryar et Shéhérazade, des personnages du Livre des Mille et Une Nuits. Pour éviter d’être trahi par son épouse, le roi Shahryar décide d’épouser chaque nuit une autre vierge et de la faire exécuter le matin suivant. Quand c’est au tour de Shéhérazade d’épouser Shahryar, elle le divertit en lui racontant des histoires interminables – pendant mille et une nuits d’affilée – le forçant ainsi à la garder en vie. En tant que compositrice et interprète arabe, je trouve intéressant d’en livrer une interprétation contemporaine ; une interprétation selon laquelle la femme ne craint plus pour sa vie ou ne souffre plus de la violence masculine. Oser raconter autrement les récits du passé, c’est aussi une transition pour nous.   

 

Romina Lischka
© Folkert Uhde

Transitions n’est pas seulement un concert. Folkert Uhde a aussi créé des projections vidéo qui font partie intégrante du spectacle.  

RL : C’est la première fois que nous choisissons d’intégrer dans un concert des projections vidéo. Il était important à nos yeux que les images et la musique interagissent, sans que l’attention des spectateurs ne se détourne de la musique. Folkert a réussi ce pari, selon nous. Les images qui se modifient lentement suivent naturellement le rythme de la musique et donnent au spectacle une dimension supplémentaire.    

GB : On peut vraiment dire que Folkert est le quatrième acteur de notre projet. Ses projections vidéo sont tout aussi indispensables que les trois instruments de musique. L’image vous permet de choisir vers où diriger l’attention du public. Si le texte prime, ce sont les textes des chants qui sont projetés. Mais les images peuvent tout aussi bien mettre en avant les transitions sous-jacentes. En même temps, les projections vidéo de Folkert sont appelées, tout comme la musique, à prendre forme tout au long des répétitions. Il faudra donc attendre la première pour savoir vraiment comment la vidéo et la musique s’entrelaceront.