Anna Sułkowska-Migoń

Publié le - Luc Vermeulen

« Diriger, ce n’est pas dominer mais partager et réunir »

Rencontre avec Claire Gibault & Anna Sułkowska-Migoń

Le 1er mars, Bozar accueille deux cheffes d’orchestres phénoménales pour un concert placé sous le signe de l’égalité et de l’unité. Rayonnant depuis plus de 40 ans sur la scène internationale, Claire Gibault est la fondatrice du Paris Mozart Orchestra, ainsi que la cofondatrice et codirectrice du concours de cheffes d’orchestre La Maestra. La jeune cheffe polonaise Anna Sułkowska-Migoń est quant à elle la gagnante de l’édition 2022 du concours. Ensemble, elles nous invitent à changer le monde, pas à pas.

Pourquoi avez-vous créé le concours de cheffes d’orchestre La Maestra ?

Claire Gibault : Le projet est né dans mon cœur et dans ma tête en septembre 2018. Alors que j’étais membre du jury d’un concours de direction d’orchestre à Mexico, j’y ai été témoin d’un comportement extrêmement misogyne envers une jeune candidate. Cela m’a bouleversée.

De retour à Paris, j’ai rencontré une mécène du Paris Mozart Orchestra qui, elle aussi, avait subi de la misogynie dans les comités exécutifs d’entreprises. Je lui ai fait part de mon idée, en lui expliquant que très peu de femmes siègent dans les jurys des concours de direction, qu’aucune ne préside et que rares sont les candidates sélectionnées. Elle m’a dit : « Je crois qu’il faut rendre visible ces talents. Je finance ce concours. » Je suis allée voir Laurent Bayle, alors directeur de la Philharmonie de Paris, qui m’a dit : « Tu es tout à fait légitime pour porter ce concours. Je sais le combat que tu as mené toute ta vie. »

Quel rôle ce concours joue-t-il à l’échelle de la société ?

Claire : En 2016, nous étions seulement 4 % de femmes programmées à la direction de concerts dans les institutions musicales. Après les deux éditions du concours, on a dépassé les 10 % dans le monde et on s’approche des 12 % en Europe. Je ne dis pas que le concours a réalisé ce progrès. La société a évolué, il y a eu le mouvement #MeToo. Mais nous avons fait notre part. Si un jour on atteint les 50 %, nous ferons de ce concours un concours mixte. Et ce sera un triomphe de se réunir ! Vous savez ce qu’on dit sur les quotas : “We don’t like quotas though we like what they achieve.” [Nous n’aimons pas les quotas mais nous aimons ce qu’ils produisent.]

 

Un autre aspect intéressant de La Maestra est l’absence de limite d’âge pour les candidates.

Claire : Au départ nous avions fixé une limite à 35 ans. Comme nous avons reçu de nombreuses lettres de femmes plus âgées désireuses de se voir ouvrir l’accès au concours, nous avons aboli ce plafond pour nous en remettre exclusivement à la qualité des dossiers. L’une de ces candidates a d’ailleurs terminé lauréate et a pu bénéficier de ce tremplin pour sa carrière. C’est très réjouissant à voir !

Anna, comment vous-êtes vous décidée à participer au concours ?

Anna Sułkowska-Migoń : J'étais encore étudiante à l'université. Je travaillais déjà en tant que cheffe de chœur à la Philharmonie de Cracovie et aussi comme cheffe d'orchestre avec plusieurs orchestres polonais. La pandémie sévissait. C’est à cette période de ma vie que j'ai compris que je devais agir si je voulais vraiment faire de la direction mon métier. Le premier concours de direction d'orchestre auquel j'ai présenté ma candidature était La Maestra. Lorsque j'ai reçu le message disant que j'étais acceptée, j'ai pleuré de joie !

 

Quel était alors votre objectif ?

Anna : Je savais que j'étais l'une des plus jeunes candidates, avec peu d’expérience. Mon objectif était donc moins de gagner – ça c'était mon rêve ! – que de rencontrer de grands musiciens du jury, comme Claire, et d'accéder à la deuxième étape du concours, La Maestra Academy : un programme de deux ans au sein duquel je pourrais développer mes compétences. Je pense qu’il n’existe aucun autre concours pour chefs d'orchestre qui vous propose un accompagnement durant deux ans ! L’annonce de la victoire a été pour moi un véritable choc.

Anna Sułkowska-Migoń
Anna Sułkowska-Migoń © Grzgorz Mart

Pourquoi le choix du jury s’est-il porté sur Anna ?

Claire : Anna a une analyse musicale très fine. Le fait qu’elle ait étudié la direction chorale est un plus, car elle sait faire chanter l’orchestre ! Celles et ceux qui viennent de la direction de chœur ont en général un contact plus charnel et plus simple avec les musiciens. Nous n’avons pas choisi la personne la plus expérimentée, mais la plus douée, avec une personnalité musicale unique. C’est ça qui nous intéresse : découvrir de grandes interprètes.

 

Malgré vos vécus très différents, vous trouvez-vous des points communs ?

[Rires de Claire et Anna]

Anna : Claire et moi, nous sommes les mêmes à la ville comme à la scène. Nombreux sont les chefs d'orchestre qui se créent une autre personnalité lorsqu’ils dirigent. Nous, nous ne faisons pas semblant. C'est risqué car lorsqu’on s’en prend à nous, c’est notre personnalité qui est visée. Mais comment être plus vraies, si nous ne sommes pas nous-mêmes ?

Claire : Je ne sais pas séparer la vie privée et la vie professionnelle. Elles se nourrissent l’une de l’autre.

Claire Gibault
Claire Gibault © Maria Mosconi

En 2011, vous avez fondé le Paris Mozart Orchestra, qui est un autre projet égalitaire. Est-il l’expression du monde que vous voudriez voir naître ?

Claire : Oui, nous avons envie de changer le monde ! [Rires] Si vous avez vu le film Tár, vous savez qu’il faut révolutionner cette vision institutionnelle de la musique, pleine de cruauté. Il y a des musiciens qui jouent avec moi – d’excellents solistes – qui me disent que lorsqu’ils jouent avec certains chefs, ils sont obligés de prendre des bêtabloquants. Nous, nous voulons être de vraies artistes, qui défendons des valeurs d’unité. Diriger ce n’est pas dominer, c’est partager et réunir.

Anna : Je pense que notre génération doit changer les choses. Le chef d'orchestre a un pouvoir magique entre les mains : il peut agir sur la musique, mais aussi sur l'atmosphère au sein de l'orchestre. Parfois, j'ai besoin de me rappeler qu’il n’est pas nécessaire que l’on m’aime, mais que l’on me respecte. Bien sûr, en tant que cheffe, la décision finale me revient, mais elle doit toujours être basée sur du respect.

Claire : Mais nous prenons la décision finale ensemble, car les musiciens aussi proposent des idées.

Anna : Bien sûr ! Mais lorsque vous avez deux propositions, vous devez en choisir une.

Claire : [Rires] Absolument !

À Bozar, vous interprétez une pièce d’une compositrice actuelle, Graciane Finzi. Quel regard portez-vous sur la place des compositrices dans les programmes de concerts ?

Claire : Les femmes compositrices souffrent encore plus que les cheffes d’orchestre puisque seulement 1 % de la musique jouée vient des compositrices. Mais il y a de grands courants aujourd’hui qui s’emploient à les mettre en valeur. Et nous participons à cela. Durant la prochaine édition de La Maestra, il y aura des œuvres de compositrices dans chaque épreuve !

 

Un mot pour le public.

Anna : Sans le public, notre travail ne vaut rien. Il faut que les gens sachent qu'ils sont une part importante de notre vie et de notre travail.

Claire : Les femmes peuvent être solidaires et le Paris Mozart Orchestra en est convaincu. Alors venez passez un bon moment avec nous !