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Échos de Beyrouth, un festival qui fait œuvre de solidarité

Le Liban est un terreau culturel particulièrement fertile puisqu’il réunit une population très diversifiée, multiconfessionnelle et pluriethnique. Mais il traverse depuis plusieurs décennies des difficultés structurelles particulièrement aigues qui ne cessent d’affecter la société civile. Loin de la langue de bois et des images d’Épinal, Bozar présente en collaboration avec la Chaire Mahmoud Darwich, un festival consacré à Beyrouth, ses artistes et ses écrivains. Trois journées exceptionnelles organisées les 12, 13 et 15 novembre et conçues par la programmatrice d’Échos de Beyrouth, Nedjma Hadj Benchelabi, qui nous explique la genèse du festival, mais en souligne également l’urgente nécessité.

Qu’est-ce qui a motivé la création de ce festival ?

C’est avant tout la situation de crise que connaît Beyrouth et l’extrême difficulté que traversent la scène artistique et la société civile libanaise. Causée par le dépôt de nitrate d’ammonium, entassé là depuis des années, l’explosion survenue le 4 août 2020 dans le port de Beyrouth a suscité une prise de conscience de la situation. Les ravages terribles qu’elle a provoqués dans la ville ont donné lieu à un grand élan de solidarité venu de la société libanaise, qui a été d’une grande dignité. Et cette programmation fait elle aussi preuve de solidarité, en laissant les artistes et les écrivains libanais parler eux-mêmes de la situation.

Comment expliquer que la classe dirigeante libanaise ait laissé la situation se dégrader autant ?

C’est un système qui est en faillite. Les élites politiques des différentes composantes ethniques et confessionnelles ont partagé le pouvoir à travers des équilibres toujours très fragiles. Cet état de fragmentation perdure depuis des décennies. Le Liban a connu une guerre civile de 15 ans, dont il s’est difficilement remis, mais de surcroît, il a été le théâtre d’interventions extérieures multiples en raison de sa position géographique dans la région. Quand on voit l’état dans lequel se trouve le Liban aujourd’hui, livré à lui-même pour y faire face, nous ne pouvons que laisser voir et entendre ce que les artistes et les écrivains de Beyrouth ont à nous dire. Nous avons ainsi souhaité créer un programme de 72 heures pour le Liban. On aurait aimé faire plus, bien sûr, mais c’est avant tout une manière de marquer notre solidarité avec la société libanaise, ses intellectuels, sa scène artistique et littéraire. Beaucoup d’espaces de répétition, de studios et de lieux culturels ont été détruits par l’explosion, qui a touché les quartiers adjacents au port. De plus, les espaces qui ont résisté au souffle ont été fermés, car ils devaient être nettoyés ou restaurés suite à l’explosion. Par ailleurs, la mobilité des artistes a été considérablement réduite en raison du COVID. Il ne faut pas oublier que les populations des pays du Moyen-Orient ont eu beaucoup plus de mal à se faire vacciner – avec des vaccins reconnus par l’Union européenne – que celles des pays européens. Tout cela a freiné considérablement les activités artistiques durant deux ans.

Told by my mother ouvre le Festival, le 12 novembre à 19h. Comment ce spectacle émouvant chorégraphié par Ali Chahrour est-il né ?

Ali, que le public de Bozar a pu découvrir en octobre 2019 à l’occasion de sa performance May he rise and smell the fragrance, travaillait déjà sur ce projet au moment des soulèvements populaires précédant la pandémie et l’explosion au port de Beyrouth. Il l’a repris récemment et a réuni son équipe en laissant une place prépondérante aux mères. Les récits des mères, qu’il fait chanter et danser sur scène, sont traversés par des chants traditionnels arabes qui se transmettent oralement au sein des familles. L’œuvre est basée sur l’histoire de sa tante Fatima, qui a vu son fils Ali partir en Syrie, d’où il n’est jamais revenu. Ce deuil d’une maman pour son fils disparu, est mis en perspective avec l’histoire de Laila, une autre mère, parente d’Ali - qui n’est pas une artiste professionnelle -, dont le fils n’est pas parti et est toujours vivant. Ce sont ici ces mères, dans leur lutte, dans leur résistance, dans leurs corps, dans leur sang, qui sont mises l’honneur, notamment à travers la voix magnifique de la chanteuse syrienne Hala Omran. Cet univers de chants rituels célébrés lors de moments de joie ou de deuil, qui font partie du patrimoine arabe, est au cœur du spectacle chorégraphié par Ali. Ces deux destins opposés de mères qui chantent et dansent sur scène célèbrent toutes les femmes et mères libanaises, leurs combats et leur résilience.

La deuxième soirée, celle du 13 novembre, débute avec Lettre de Beyrouth de Jocelyne Saab. Pourquoi avoir choisi ce documentaire de 1978 ?

Jocelyne Saab était une grande réalisatrice libanaise. Dans son film, elle écrit à Etel Adnan, une immense artiste visuelle et poétesse libanaise qui a aujourd’hui 95 ans. Il s’agissait de deux femmes importantes du paysage culturel libanais. Dans le film, Jocelyne Saab traverse en bus Beyrouth et pose des questions aux gens. Les interrogations qu’elle soulève et les réponses qu’ils apportent à l’époque pourraient tout à fait être les mêmes aujourd’hui. Le présent s’expliquant souvent par le passé, revenir en arrière peut nous aider à projeter des futurs. C’est pour cela que l’on commence par ce film attachant dont l’étonnante actualité est interpellante. Le film a une dimension universelle tout à fait frappante parce que ce qui se passe à Beyrouth peut se produire ou s’est déjà produit dans d’autres villes, dans d’autres régions du monde. Par ailleurs, il est important montrer les liens entre les artistes de cette première génération comme Etel Adnan et Jocelyn Saab, qui ont façonné la modernité bien au-delà de son contenu occidental. Les artistes contemporains du monde arabe que nous célébrons aujourd’hui sont également témoins et héritiers de ces acquis, de ces œuvres d’artistes et d’intellectuels qui les ont précédés.

Plusieurs rencontres sont également prévues au cours de cette soirée…

Oui, la projection sera suivie d’une conversation placée sous l’angle politique qui s’annonce passionnante entre Elias Khoury, grand écrivain de Beyrouth, et le politologue Ziad Majed. Elle sera modérée par la journaliste Safia Kessas. Viendra ensuite une rencontre littéraire intitulée L’écriture de soi comme langue pour autrui. Celle-ci sera animée par Leila Shahid, présidente d’honneur de la Chaire Mahmoud Darwich, et réunira deux jeunes auteures libanaises, l’une rédigeant en français, l’autre écrivant en arabe. Ces discussions entre Dima Abdallah et Katia Al Tawil questionneront donc l’écriture à travers la langue qui la véhicule et devient signifiante. La rencontre suivante évoquera Beyrouth à travers la cuisine. Farouk Mardam, dont on connaît le grand talent d’éditeur chez Actes Sud, a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet, dont La cuisine de Ziryâb, qui rassemble ses chroniques culinaires publiées sous le pseudonyme Ziryâb dans le magazine Qantara. Il conversera avec Ryoko Sekiguchi qui, dans son ouvrage 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent), publié chez P.O.L., a chroniqué la capitale libanaise où elle a résidé à travers ses recettes. Nous terminerons cette soirée avec du slam. Nous avons invité Dima Matta, une poétesse slameuse de Beyrouth, et Samira Saleh, une poétesse vivant en Belgique, à présenter un extrait de leurs œuvres. Pour clôturer cette deuxième journée comme elle a commencé, je leur ai proposé de lire un extrait d’une conversation entre Jocelyne Saab et Etel Adnan, qui permet de comprendre Beyrouth aujourd’hui. Une évidence qui sera d’autant plus forte que cette lecture sera incarnée par deux représentantes de la jeune génération d’écrivaines.

Le festival se termine le 15 novembre par la projection du film Sous le ciel d'Alice de Chloé Mazlo. Une œuvre qui confronte la vision idyllique et européo-centrée de Beyrouth à la dure réalité de son histoire ?

Oui, cette confrontation est au centre du premier long-métrage de la cinéaste franco-libanaise Chloé Mazlo. Le personnage principal, Alice, quitte la Suisse pour le Liban des années 50, une contrée ensoleillée et exubérante dont la guerre civile vient troubler l’existence. Le film questionne ainsi la représentation fantasmatique, idéalisée, romantique du Liban, qui a longtemps circulé en Europe et déformé la réalité au profit d’une image stéréotypée. Il faut arrêter d’appeler  le Liban « La petite Suisse » ou Beyrouth, « La petite Genève ». Ce sont des images qui arrangent ceux qui veulent les réduire à une étape touristique. Mais elles nous empêchent de voir la réalité de la situation dans laquelle se trouve Beyrouth et de rechercher des solutions pour tenter de résoudre les problèmes que la ville et le pays connaissent depuis de longues années.