Publié le - Gracia Ipiña & Leticia Sastre Sanchez

Entre ombre et lumière

Peu d’artistes saisissent la complexité de la vie humaine avec autant de force. Rares sont ceux dont l’influence persiste après leur mort, donnant naissance à un genre à part entière : le « goyesque ». Et plus rares encore sont ceux qui incarnent à eux seuls le tumulte d’un pays. Les commissaires Rocío Gracia Ipiña et Leticia Sastre Sanchez nous parlent de "Luz y sombra. Goya et le réalisme espagnol", l’exposition inaugurale d’EUROPALIA ESPAÑA.

 « La biographie de Goya, riche en nuances et en contradictions, nourrit une légende aux accents de fiction romantique et de clichés. Largement façonnée par un regard étranger — à l’instar de la Carmen de Bizet —, cette légende fut ensuite reprise par la culture et la politique espagnoles à des moments charnières, tels que la formation de l’identité nationale, le Sexennat démocratique ou la guerre civile. Au-delà du contexte local, la force de son œuvre tient à sa manière de condenser toute l’expérience humaine, dans ses clartés et ses ombres : la vie et la mort, le folklore populaire et les idéaux des Lumières, les émotions les plus fines et les réalités les plus crues. 

Son œuvre révèle la tension entre le festif et le tragique, l’intime et le collectif, l’idéal éclairé et les traditions populaires aux accents baroques. Goya, le romantique, le réaliste avant l’heure, le décadent précoce, qualifié tour à tour de peintre de plein air, d'expressionniste, de surréaliste, d'hyperréaliste… Dans cette perspective, sa vie et son œuvre composent une palette où toutes les couleurs se fondent : sur cette surface mercurielle, nous cherchons notre propre reflet, notre légitimité, pour, en fin de compte, nous exposer nous-mêmes. 

Contrairement aux autres formes de réalisme, qui s’attachent aux expériences personnelles et intimes des individus dans leur quotidien, le réalisme espagnol se distingue par un mécanisme d’inversion singulier. Jugeant indécent le dévoilement de l’intériorité, il opère un renversement : l’âme se manifeste à l’extérieur, tandis que le corps se retire vers l’intérieur. Ce procédé permet d’exprimer la complexité humaine sans s’abandonner aux absolus, en révélant toute la gamme des nuances entre la lumière et l’ombre.  

L’exposition invite les visiteurs à interroger la notion d’« espagnolité » en explorant de manière critique les clichés, non pour les rejeter d’emblée, mais pour en faire des clés de lecture, et en utilisant le réalisme comme moyen de compréhension d’une tradition visuelle espagnole que Goya prolonge, de l’époque de Diego Velázquez jusqu’à la modernité. Goya et le goyesque y apparaissent comme des modèles complexes, riches de nuances et de contradictions, capables de dialoguer avec différentes générations et d’éclairer les multiples facettes de l’histoire et de la culture espagnoles. L’œuvre de l’artiste y joue un rôle essentiel, servant de fil conducteur à une exploration approfondie de l’art espagnol contemporain, à travers le regard de soixante-dix artistes qui engagent un dialogue avec son héritage, établissant ainsi une généalogie ancrée dans notre tradition singulière — une tradition qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui. » 

Rocío Gracia Ipiña et Leticia Sastre Sanchez